Cette analyse argumentée et très bien informée de SLU devrait être largement diffusée :
http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article4453
« Il est indécent de la part des universités de se plaindre… Il est indécent d’entendre une pareille critique dans un moment qui est grave. » (Valérie Pécresse à propos du budget 2011 de l’enseignement supérieur et de la recherche, « Public Sénat », 26 janvier 2011).
Pourquoi donc ce brusque accès de pudeur, alors que l’autonomie des universités serait la grande œuvre du quinquennat ? Après que le ministère a pu, pendant plusieurs années, présenter avec constance, comme autant de « preuves d’amour » sans doute, des documents budgétaires pourtant parfois qualifiés d’« insincères » (et aussi) et prétendre faire pleuvoir les milliards sur l’université, la réalité rattrape aujourd’hui la communication. Les inquiétudes que de nombreux acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche exprimaient à mots couverts – ou sans être entendus – commencent à trouver un certain écho dans le débat public. Trois prises de position récentes en particulier ont fait porter l’attention sur la politique budgétaire de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Le 20 janvier, la Conférence des Présidents d’Université (CPU) a dénoncé en termes feutrés mais parfaitement clairs l’insuffisance des crédits récurrents accordés aux établissements d’ESR dans le budget 2011.
Le 25 janvier, dans une tribune du Monde, Bertrand Monthubert, ancien président de Sauvons la recherche et actuel secrétaire national du parti socialiste à l’enseignement supérieur, a exposé les artifices de présentation budgétaire qui permettent au gouvernement d’assener que l’ESR est une priorité gouvernementale alors qu’en réalité les budgets qui lui sont affectés stagnent (au mieux) depuis 2007.
Ce texte faisait écho à une tribune publiée dans le même quotidien par des militants d’Europe écologie / Les Verts, cosignée symboliquement par Cécile Duflot, et consacrée aux effets pervers de la politique d’« excellence » dont le principe réside, à tous les niveaux, en une concentration des moyens sur un petit nombre de projets.
De manière convergente, ces acteurs du monde de l’enseignement et de la recherche ainsi que ces responsables politiques remettent en cause la prétendue priorité budgétaire accordée à l’enseignement supérieur et à la recherche par le gouvernement – une antienne jusqu’ici reprise massivement dans les médias.
Au-delà de leurs aspects politiques, ces prises de position publiques se bornent à constater que l’enseignement supérieur et la recherche, loin d’être seulement « au milieu du gué », pour reprendre l’expression du nouveau président de la CPU, Louis Vogel, sont plus vraisemblablement au bord du précipice et que les leçons de décence de la ministre sont pour le moins déplacées.
Après quatre ans de réformes tous azimuts, le moment d’un bilan de cette politique budgétaire est venu. Il doit être réalisé au plus près des expériences et des intérêts de la communauté de l’enseignement et de la recherche. Il ne doit pas se borner à dénoncer les méfaits de la politique d’excellence et les manipulations dans la présentation des budgets annuels. Il est urgent, dans nos établissements, de s’informer et d’interpeller les instances élues et/ou décisionnaires – lesquelles ne sont pas toujours, et de moins en moins, les mêmes – pour être à même de saisir les effets des transformations en cours, qui ne se résument pas aux mécanismes dénoncés par les trois textes cités. Il est urgent de prendre conscience de l’accélération des effets résultant des choix idéologiques et politiques de la loi LRU.
De fait, les annonces budgétaires ministérielles sont mensongères (1) et les personnels constituent la variable d’ajustement du garrot budgétaire mis en place par le gouvernement (2). Par ailleurs, loin d’être la manne que le ministère annonce, le Grand emprunt s’avère un outil d’accélération de la recomposition autoritaire du paysage de l’enseignement supérieur (3), alors que les coûts cachés de la politique actuelle sont multiples, font intervenir dans des proportions inédites des opérateurs privés et renforcent le glissement vers une gestion de l’enseignement supérieur et de la recherche selon des règles propres au secteur privé (4).
1. Les Comptes fantastiques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche
Démontées par les analyses précises d’Henri Audier et critiquées avec constance par tous les acteurs de l’ESR (des syndicats aux associations voire, à l’occasion, par la CPU elle-même), les incantations budgétaires de Valérie Pécresse sont devenues, année après année, un paresseux lieu commun : l’enseignement supérieur serait une priorité du gouvernement et l’augmentation régulière des budgets qui lui sont consacrés le démontrerait amplement. Valérie Pécresse se targue ainsi de budgets en hausse de plus de 3 % par an et prétend que l’université est l’un des très rares domaines qui ne soit pas touché par la réduction du nombre de fonctionnaires. Qu’en est-il vraiment ?
Le budget peut bien être présenté de façon séduisante, dans les faits il s’avère au mieux en stagnation en euros constants. Dans sa profession de foi de novembre 2010, la nouvelle direction de la CPU évoquait ce problème en termes limpides : « Nous allons être confrontés à un véritable effet de ciseau, avec un transfert de charges de plus en plus important sans transfert corrélatif de ressources permettant d’y faire face. » L’augmentation des charges a des sources multiples : actualisation de la masse salariale, paiement des loyers de « contrats de partenariat » – les partenariats public-privé (PPP) qui constituent de véritables bombes à retardement pour les universités – liés aux opérations Campus, mais aussi, certification des comptes, paiement à façon, paiement des retraites, etc. L’élargissement du périmètre d’intervention des universités permet au ministère d’afficher des augmentations de dotations extravagantes sauf lorsqu’on les relie à des charges qui s’accroissent dans des proportions équivalentes.
D’autre part, les ouvertures de crédits purement virtuels conduisent à gonfler artificiellement les budgets alors même que les sommes prévues s’avèrent techniquement impossibles à consommer et qu’il est même souvent prévu qu’elles ne soient pas consomptibles sur l’exercice budgétaire en question. La ministre mélange en effet à dessein – et depuis trop d’années pour qu’il soit « indécent » de le rappeler – les « crédits de paiement » et les « autorisations d’engagement » ; autrement dit des sommes virtuelles – ou à vocation pluriannuelles – et les sommes véritablement disponibles pour l’enseignement supérieur et la recherche. Dans certains cas, pour faire bon poids, les autorisations d’engagement sont même cumulées d’une année sur l’autre ou incluent au titre d’un exercice budgétaire des dépenses étalées sur plus de 20 ans. Dans d’autres, ces crédits ne répondent pas aux besoins réels des universités. C’est ce qui s’est passé avec le « plan licence » dont le cahier des charges manifestait une méconnaissance confondante des réalités de la licence. Résultat : une partie de cet argent n’a même pas pu être engagée, autant de ressources qui ne sont pas allées dans les établissements qui en manquent pourtant cruellement.
Enfin, ce budget est distribué de façon de plus en plus inégalitaire entre établissements tandis que sa croissance supposée, dans un cadre budgétaire faussé, se fonde aussi, pour l’essentiel, sur des priorités budgétaires pernicieuses : les crédits récurrents sont en baisse, le Crédit Impôt Recherche (CIR) reste une gigantesque niche fiscale dont le périmètre n’a pas été modifié par la Loi de finances malgré les critiques circonstanciées dont il fait l’objet dans des rapports de parlementaires, de sénateurs et de la Cour des Comptes. L’absence de croissance significative de la part de la recherche dans le PIB montre clairement que les effets de ce dispositif sont largement surévalués, sauf pour les entreprises et les cabinets de conseils qui y trouvent de substantiels avantages.
Ces artifices comptables des budgets du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche ont à maintes reprises été dénoncés, mais les effets structurels de la loi LRU et de la « Polex [1] » méritent également que l’on s’y intéresse.
2. La LRU et ses effets budgétaires : la stratégie du garrot
Le maintien des postes d’enseignants-chercheurs et de chercheurs dont se targue la Ministre, justifiant une part de ses appels à la décence universitaire, lui a été imposé par le mouvement universitaire sans précédent de 2009. Mais le diable est dans les détails.
La fragilisation budgétaire dénoncée par la CPU est une réalité qu’expérimentent les universités passées les premières à l’autonomie : en témoignent les difficultés récemment rendues publiques de l’université de Limoges.
Que montre l’exemple limougeaud, d’autant plus intéressant que son président semblait habiter pleinement le statut de manager induit par les réformes ? Une masse salariale mal calculée par le ministère, une impossibilité à verser les salaires des personnels, une demande de rallonge qui s’avère insuffisante. La conséquence sur les personnels est immédiate : gel de postes et « étalement de l’augmentation des personnels sur un ou deux ans ».
On peut démontrer qu’une telle situation est amenée à se reproduire chaque année dans de nombreuses universités., et non la simple traduction de difficultés ponctuelles résultant d’ajustements techniques nécessaires entre services, qui se régleraient d’elles-mêmes par l’expérience acquise. Ces arguments ne peuvent pas être totalement balayés, mais ils masquent l’essentiel : l’incapacité légale et réglementaire dans laquelle les universités sont placées et qui les rend incapables de faire face aux charges et aux responsabilités qui résultent de leur prétendue autonomie. La fragilisation limougeaude n’est pas uniquement le fruit de dotations budgétaires accidentellement insuffisantes, elle n’est pas une erreur ponctuelle du système, elle est le système.
La loi LRU apparaît clairement aujourd’hui comme un dispositif permettant de reporter sur les établissements la responsabilité d’une politique malthusienne en matière d’emploi. Tous les quatre ans en effet (avec des possibilités de légers ajustements annuels), les établissements négocient la dotation que leur accorde l’Etat. L’estimation des besoins et la prévision des dépenses sont des opérations extrêmement complexes, qui comportent une marge d’incertitude : les services financiers des établissements peuvent mal évaluer certains coûts, certaines charges nouvelles, mais ils ne sont maîtres ni de l’évolution des salaires en fonction de l’avancement des carrières ni des décisions de départ à la retraite des personnels. Se pose en outre la question de la bonne foi de l’Etat dans ces négociations : estimations au plus juste, « oublis » dans les calculs de dépenses revenant désormais aux établissements… Il appartient désormais aux établissements de gérer, de fait, des budgets étriqués et sur lesquels ils continuent à avoir des moyens d’action très limités.
Il faut en outre tenir compte des règles qui encadrent le financement des universités, notamment le principe de fongibilité asymétrique introduit par la LOLF : il ne permet pas à l’université d’abonder les budgets de « masse salariale » à partir des crédits de fonctionnement ou d’investissements et lui interdit d’accroître ses dépenses salariales. Ces règles ont deux effets :
1/ Loin d’autoriser une gestion autonome, elles contraignent les universités à gérer la pénurie, par deux moyens essentiellement : le recours aux vacations et aux emplois précaires (CDD) en lieu et place de postes statutaires ; le gel de certains postes théoriquement ouverts – et nécessaires.
2/ Autre moyen d’ajustement, plusieurs universités ont envisagé et envisageront de réduire le règlement des heures complémentaires au moyen d’expédients (suppression de cours, réduction du semestre, comptage des CM en TD). D’autres, comme Limoges, diffèrent déjà les augmentations de salaires pourtant statutaires.
La ministre ment donc doublement lorsqu’elle évoque l’autonomie d’universités ainsi contraintes : il n’y a pas de gestion autonome des universités. La loi LRU et la LOLF ont fourni le garrot que l’État serre à l’envi. Dans un avenir sans doute proche, la contractualisation des emplois statutaires et la loi du 3 août 2009 dite « de mobilité » des fonctionnaires permettront d’adopter des solutions radicales pour les impasses budgétaires les plus graves.
Les universités n’ont aucune marge de manœuvre : la seule que les règles existantes leur offre, c’est d’organiser elle-même la destruction de la fonction publique (remise en cause des statuts et non publication des postes à pourvoir théoriquement), de multiplier les emplois précaires et de réduire les effectifs des personnels, avec des incidences sur le fonctionnement des universités.
En 2007, les taux d’encadrement des universités françaises (aussi bien pédagogiques qu’administratifs) étaient très inférieurs à la moyenne des pays de l’OCDE. Le rapport étudiant/personnels biatoss était de 1 pour 7,5 dans les pays de l’OCDE, et de 1 pour 36 en France. Le rapport enseignant/étudiant était de 1 pour 15 dans les pays de l’OCDE, et de 1 pour 18 en France (Rapport du Sénat n° 382, 10 juin 2008, p. 44). Les universités françaises étaient donc sous encadrées. Elles le sont toujours et risquent de l’être davantage.
D’aucuns croient voir dans l’augmentation des ressources propres – et notamment dans l’augmentation des droits d’inscription ou dans sa variante que constitue l’impôt progressif sur les diplômés – une solution à ces maux désormais parfaitement identifiés. Sur ce sujet, le leurre est habile mais le mensonge grossier. Deux règles doivent être rappelées :
1/ chaque euro supplémentaire tiré des droits d’inscription qui abonde les budgets des universités est un euro que l’État défalque de la dotation globale de financement (rapport sénatorial n° 382 du 10 juin 2008, p. 11) ;
2/ La prudence comptable conduit à ne pas affecter une partie importante des ressources propres – aléatoires et limitées – au recrutement et/ou à la rémunération des personnels.
L’addition de ces deux règles produit donc l’effet suivant : l’augmentation des ressources propres est une opération blanche pour les universités et ne permet d’abonder qu’à la marge la masse salariale. Elle permet en revanche à l’État de diminuer ses dotations. En d’autres termes, l’augmentation des droits d’inscription serait un outil favorisant le désengagement de l’État. Les universités ne sont pas autonomes, pas même en matière financière. Une fois passée l’ivresse du passage à l’ersatz d’autonomie « offert » par la loi LRU, voici venu le temps de la gueule de bois : la dévolution de la masse salariale (voire pour certains bientôt celle des biens immeubles) porte en elle une contraction fonctionnelle de cette part du budget et une paupérisation mécanique des universités. Même le rapport du comité de suivi de la loi LRU rendu public le 3 février, inquiétant sur biens des points, souligne le risque budgétaire qui pèse sur plusieurs universités.
Le mensonge était énorme, il continue d’être proféré. Qui est « indécent » ?
3. Grand emprunt, vessies, lanternes et illusions
Dès lors qu’on lui parle de budget, la ministre exhibe les 3,5 milliards qui vont être attribués aux établissements d’enseignement supérieur cette année dans le cadre des « initiatives d’avenir », nouvelle appellation de ce que l’on nommait voici peu le « Grand Emprunt ».
Du fait des modalités de cette politique de financement, ces « initiatives d’avenir » sont élaborées dans des conditions opaques, hâtives, voire douteuses. La préparation dans l’urgence des dossiers de candidatures (quelle que soit leur déclinaison : Labex, Idex, Équipex etc.), s’est faite sans que la majorité des enseignants-chercheurs, des chercheurs et des ingénieurs concernés soient même informés. Nombreux sont ceux qui se retrouveront ainsi dans des projets qui leur seront totalement étrangers. De plus, comme la seule garantie fournie par le ministère est que les élus seront peu nombreux, cette préparation est marquée par les effets délétères de la concurrence sauvage entre établissements, équipes de recherche et individus. Une concurrence étrange et faussée d’ailleurs, puisque les gagnants sont pressentis avant même que les dossiers ne soient déposés – quand ils l’ont été dans les délais, ce qui n’est pas avéré – et que le seul objectif pourrait bien avoir été de faire participer autant d’acteurs que possible, alors que la nouvelle carte de l’enseignement et de la recherche a été dessinée préalablement. Après l’autonomie et ses bienfaits annoncés, voici venu le temps du Grand emprunt.
Pourquoi l’« indécence » – et l’ingratitude – des personnels de l’ESR devrait-elle soudain le céder à l’extase devant cette manne ? Parce que l’opération du Grand emprunt n’a jamais été et ne sera jamais une pluie revigorante d’euros sur des structures universitaires étiolées. Pour trois raisons au moins :
1/ Le ministère confond à dessein les « milliards » placés au titre du Grand emprunt et les millions des intérêts consomptibles par les heureux élus.
2/ L’ensemble de l’enveloppe de 16 milliards d’euros n’est destiné qu’à quelques sites et non pas à l’ensemble des universités. 7,7 milliards d’euros de capital sont destinés aux « idex », dernier étage de la « fusée polex ». Moins de la moitié des 17 projets déposés à notre connaissance (pour une demande globale de 17 milliards d’euros environ) bénéficiera des intérêts de cette somme ;
3/ Les sommes ainsi allouées à quelques-uns ont d’ores et déjà été retirées à tous. En effet, la loi de finances rectificative du 21 janvier 2010 a annulé 125,3 millions d’euros de la Mission Interministérielle à l’Enseignement supérieur et à la Recherche (MIRES), c’est-à-dire du budget de l’enseignement supérieur, pour « couvrir l’augmentation de la charge d’intérêt résultant de l’emprunt national ».
En d’autres termes, une petite dizaine d’universités toucheront dans les années qui viennent des sommes qui ont été gelées début 2010, dès l’annonce en fanfare de ce grand projet pour l’avenir de la recherche en France. Le Grand emprunt est un remboursement, pas un effort financier de l’État.
Il peut surtout, du même coup, être l’outil d’un autre objectif : accélérer la recomposition de l’espace universitaire et de recherche. Ce n’est pas un cadeau, c’est un piège aux conséquences incalculables :
1/ Pour quelques dizaines de millions d’euros par an, le dessaisissement des organes élus au profit de structures nommées s’est accéléré. Les PRES, qui avaient déjà exigé des efforts considérables de réorganisation et qui s’étaient souvent transformés en structures de contournement des organes élus des universités, sont désormais supplantés par les instances décisionnaires concentrées, nommées et opaques qui mettent en place les réorganisations induites par les Labex, Idex et autres totems de la « polex ».
2/ Les coopérations entre laboratoires de PRES à peine redessinées, les projets dits « d’excellence » obligent à de nouvelles recompositions pour répondre à leurs impératifs – condition sine qua non pour participer à la distribution des lots. Pour quels gains financiers ? Et qu’en sera-t-il des PRES, souvent porteurs des projets, qui auront en vain participé à la course à l’échalote et se retrouveront marginalisés par rapport aux « gagnants » ? Pour avoir une idée des véritables effets de levier pour les « lauréats » de ces regroupements dont le gouvernement se goberge, il faudrait connaître les budgets antérieurs des équipes ainsi rassemblées et mesurer l’ampleur de l’accroissement réel de leurs ressources. Pour les « perdants », la grande majorité des laboratoires et équipes, la situation est plus claire : leur budget a déjà été amputé et continuera de l’être.
3/ Enfin, le mécanisme d’accès à ces fonds (seuls les intérêts de la somme attribuée étant disponibles) contribuera à engager les universités dans une confusion des rôles entre secteurs privés et publics. Sur ce point, n’oublions pas que les dernières dispositions législatives sur les fondations votées le 2 décembre 2010 montrent qu’il y a là un des objectifs secondaires du gouvernement (voir le point 4).
Le mensonge sur le volume de l’effort budgétaire de l’État ne s’arrête pas là. Il y a fort à parier en effet que ces sommes allouées, selon la méthode déjà éprouvée avec le « Plan campus », seront comptabilisées à chaque budget dans leur intégralité, ce qui ne correspond en rien à la réalité des sommes disponibles ou effectivement dépensées : 5 milliards d’euros annoncés pour le « Plan Campus », 71 millions dépensés en 2010. Il n’est d’ailleurs pas exclu que, à l’instar de ce qui a été observé pour le « plan licence », il ne soit pas possible de dépenser l’intégralité des sommes théoriquement allouées, et notamment de trouver des personnes qualifiées pour remplir certaines missions. Mais l’obsession ministérielle d’un affichage en début d’exercice budgétaire n’en a cure : ces sommes n’ont pas vocation à être employées, l’essentiel est qu’elles soient annoncées.
Combien d’argent perdu et non réaffecté à des projets plus modestes ou à des budgets de fonctionnement d’une nécessité immédiate ? Combien de milliards annoncés, de budget en budget, qui recouvrent les mêmes opérations – le plan campus est à cet égard presque exemplaire – et qui n’ont pas encore donné lieu au versement d’un seul euro ? Combien de milliards annoncés qui ne seront que millions, puis peut-être dizaines de milliers d’euros pour des projets mal calibrés, artificiellement gonflés parce qu’en deçà d’un certain seuil, ils ne seraient même pas examinés ? Quelles conférences de presse ministérielles pour communiquer sur l’exécution du budget ?
L’indécence est dans la culture de l’affichage et du mensonge érigé en mode de gouvernement. L’indécence, c’est de croire que les personnels n’en ont pas conscience. L’indécence, c’est encore d’infliger des leçons de civisme de crise à des personnels alors que la dégradation des conditions de travail et d’exercice de leur métier s’accélère pour eux chaque jour.
4. Bureaucratisation et externalisation : les coûts cachés
La politique mise en place a un coût extrêmement lourd que les camemberts aseptisés des powerpoints ministériels de début d’exercice se gardent bien d’éventer. Dans le contexte d’étranglement budgétaire décrit plus haut et le maelström d’injonctions faisant système, les processus en cascade de création de structures, d’évaluation tous azimuts, de réponse aux appels à projets – Équipex, Labex, Idex et autres hochets de la « polex », sont chronophages, y compris pour les prévisibles lauréats. Ces tâches détournent les enseignants-chercheurs de leurs deux missions fondamentales que sont l’enseignement et la recherche.
Trois phénomènes laissent penser que les établissements d’enseignement supérieur et de recherche sont sur la voie d’une bureaucratisation avancée, qui pourrait avoir des conséquences lourdes en termes d’emploi des enseignants-chercheurs et de diminution de leur activité de recherche. Ils se déploient sur un fond de sous-encadrement structurel de l’enseignement supérieur et de la recherche et l’incapacité des établissements à faire face au défi de la gestion autonome en raison des règles que nous avons rappelées plus haut.
Le coût de l’instabilité pédagogique
Les révisions incessantes des maquettes d’enseignement – la nouvelle licence annoncée par la ministre intervient quelques années à peine après que l’ensemble des diplômes a déjà été revu, moins d’un an après que les universités ont dû plier leurs maquettes de Master à la délétère réforme de la formation des enseignants dont la modification est déjà annoncée – et l’ouverture de nouvelles formations nécessitent de plus en plus d’activités gestionnaires, dévoreuses de temps d’une manière inquantifiable. Tout en démontrant, s’il en était encore besoin, que le ministère s’essuie les pieds sur l’ « autonomie des universités », elles donnent naissance à des « spécialistes » du montage et du suivi de projets, induisant de nouvelles dépenses en équivalent heures de travail, au détriment des activités d’enseignement et de recherche qui demandent recul et réflexion.
Ce sont des fonctions qui, dans le meilleur des cas, s’ajoutent au cœur du métier mais, trop souvent, doivent s’y substituer, quoi qu’il en coûte.
Des missions modifiées… impossibles à remplir en l’état
La tendance à privilégier l’encadrement des étudiants (au détriment de l’enseignement) et le fantasme de la « professionnalisation » (multiplication des master-pro, multiplication des stages en licence) conduit de plus en plus d’enseignants et enseignants-chercheurs à perdre leur temps dans des tâches de gestion et d’encadrement, au détriment de leurs autres missions. Sur ce point, il est également utile de rappeler quelques données fondamentales, qui ne font pourtant l’objet d’aucune communication ministérielle. L’encadrement renforcé des étudiants ne peut avoir de sens que si les moyens existent. Prenons l’exemple de deux universités qui comptent approximativement le même nombre d’étudiants : pour environ 20 000 étudiants, Harvard compte 2100 « faculty members », Oxford 2 784 ; pour environ 24 000 étudiants, l’université de Caen compte 1 365 enseignants (dont 1 071 EC) et Poitiers 1 400 dont 870 EC. Dans une telle situation de sous-encadrement, il est impossible que l’université française puisse faire face à ses « nouvelles » missions dans des conditions décentes ou sans y sacrifier ses missions fondamentales (d’autres exemples de ce sous-encadrement structurel).
Cette tendance se double d’une dépréciation sans précédent de la valeur symbolique et, in fine, financière de l’enseignement. Plusieurs universités, passées aux « responsabilités et compétences élargies » ou non, rognent systématiquement sur le paiement des heures d’enseignement, complémentaires ou non, ou bien organisent des montages destinés à limiter leur coût. Dans un certain nombre de cas, de telles procédures conduisent à des diminutions de salaire des personnels, dans d’autres à une stagnation pour des charges plus lourdes. Est-il « indécent » de le rappeler ?
Soumis à des réorganisations devenues annuelles des structures d’enseignement, les enseignants-chercheurs doivent donc prendre en charge des missions administratives normalement dévolues à un personnel administratif, dont les effectifs sont si faibles – un encadrement des étudiants près de cinq fois inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE – qu’il n’est pas en mesure de les assumer. La collectivité publique est deux fois perdante sur le plan financier : la part de salaire des enseignants chercheurs dévolue à ces tâches n’est investie ni dans l’enseignement ni dans la recherche, et elle est objectivement plus élevée qu’elle ne le serait si le personnel administratif qualifié s’y consacrait. Le gâchis financier a beau être invisible, il n’en est pas moins excessif.
Les instances élues, par ailleurs, sont à la fois privées de leurs capacités d’intervention sur les politiques scientifiques et deviennent les maîtres d’œuvre de cette délégation de reformatage sous contrainte.
Est-il « indécent » de s’indigner de ces effets mécaniques de la LOLF et de la loi LRU, « indécent » d’affirmer que l’autonomie est un leurre, misérable cache-sexe d’une restructuration à marche forcée, aveugle à la qualité scientifique des équipes et pilotée comme jamais par le pouvoir central ?
Externalisation et « modernité »
Plutôt que de recourir à l’embauche des personnels nécessaires, une partie des nouvelles tâches administratives induites par l’autonomie des universités et les nouvelles normes de « l’excellence » scientifique ont été externalisées au prix fort.
Déjà, dans l’élaboration de leurs projets « polex », certains laboratoires ont fait appel à des experts en montage de dossiers scientifiques, à des gestionnaires de sites Internet ou à des cabinets comptables privés.
Quel est le coût de ces externalisations ? De quels crédits les laboratoires de ces universités ont-ils été privés à cette occasion ? Au détriment de quels choix de politique scientifique ou pédagogique, pour ceux qui ont été « choisis » comme, surtout, pour ceux qui ne l’ont pas été ? Que penser des conseils centraux qui recourent d’eux-mêmes à des entreprises privées pour établir le compte-rendu de leurs débats ? Où est l’indécence lorsqu’en raison du garrot budgétaire les universités sont contraintes (ou se contraignent elles-mêmes par souci de « modernité » managériale) d’externaliser leurs activités ?
Cette externalisation n’est que la partie la plus visible d’un processus insidieux de privatisation dont la RGPP est l’aiguillon et la LRU ainsi que les partenariats publics privés les instruments légaux. Il repose sur des logiques incitatives et sur des phénomènes d’intériorisation par les acteurs de choix politiques, présentés comme des évidences sans alternative ou des contraintes techniques indépassables, quand ce ne sont pas des menaces latentes ou directes sur les personnels ou les universités et leur avenir. Cette stratégie incite les universitaires à faire eux-mêmes le travail que le gouvernement ne peut assumer politiquement.
Les contrats de partenariat public-privé créés en 2004, quoique placés sous le signe des « dérogations au droit commun » par le Conseil constitutionnel, sont devenus en 2008 (loi n° 2008-735 du 28 juillet) un outil d’usage commun de la commande publique, en priorité pour le secteur de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Des expériences récentes de partenariat public-privé, épinglées par la Cour des Comptes (p. 661), invitent pourtant à considérer avec la plus grande précaution ce type de dispositifs, qui peuvent être plus juteux pour le partenaire privé que pour le gestionnaire des deniers publics. Dans un autre rapport, la Cour des Comptes relevait aussi que « la formule juridique et financière retenue pour en assurer la réalisation, à savoir une autorisation d’occupation temporaire du domaine public assortie d’une convention de location, ne manquera pas d’avoir à termes de lourdes conséquences sur les comptes de l’Etat » (p. 671). En effet, « le cumul des loyers acquittés par l’administration sera supérieur de 41% au coût d’un financement sur crédits budgétaires » (p. 673). Et la Cour des Comptes de conclure : « De manière générale, cette opération pose la question des conséquences budgétaires et financières des opérations de partenariat public-privé notamment dans le cas des autorisations d’occupation temporaire du domaine public. Cette formule apparaît inopportune s’agissant d’un service public non marchand puisqu’en l’absence de recettes elle fait entièrement reposer sur les finances de l’Etat une charge disproportionnée au regard de l’allègement de la charge budgétaire immédiate qu’elle permet sur le montant du déficit comme sur celui de la dette publique. La Cour invite à une réflexion approfondie sur l’intérêt réel de ces formules innovantes qui n’offrent d’avantages qu’à court terme et s’avèrent finalement onéreuses à moyen et long termes. » (p. 675. Souligné par SLU).
On ne saurait mieux dire que ces PPP constituent à la fois une formidable aubaine pour des opérateurs privés avisés et une bombe à retardement pour les budgets universitaires, le tout sous le patronage bienveillant de la puissance publique.
Oui, en effet, il y a beaucoup d’indécence à prendre la posture outragée de la ministre, d’autant que des moyens considérables sont perdus par des gaspillages aux proportions inquiétantes et générés par le cœur du processus de contrainte : l’usage actuel de ladite culture du projet.
Les limites et les coûts induits par la « recherche sur projets »
Quelle « découverte » que la recherche par projet ! De même qu’il y a deux ans, la ministre avait voulu faire croire qu’elle introduisait l’évaluation dans l’université, elle s’est désormais emparée d’une prétendue nouvelle culture du projet. Que les universitaires comprennent bien qu’avant 2007 aucun de leurs travaux ne reposait sur un quelconque projet ! La vérité est que le travail de réflexion collective et finalisée par des objectifs communs est au cœur de la culture des chercheurs, mais que sa nouvelle déclinaison à travers des grilles bureaucratiques et planificatrices sur du très court terme (deux à quatre ans) est tout à fait inédite. Les coûts des montages de projets sont considérables : outre le recours éventuel à des cabinets privés, ils demandent des heures de travail préalable (rédaction, comptabilité, réunions, stages, voyages, etc.) qui ne sont pas comptabilisées et se substituent à d’autres activités. Le financement sur projet produit à la fois des effets de contrainte et d’aubaine. La lettre comminatoire du président de la région Languedoc-Roussillon fin décembre 2010, intimant à l’université autonome de céder sur la question de la « gouvernance » (c’est-à-dire, traduit de la novlangue du Nouveau management public, d’organiser le dessaisissement des organes élus au profit d’instances nommées) est éclairant sur les effets de contraintes budgétaires exercés sur les universités et sur leur incapacité à répondre à de tels chantages financiers.
Effets d’aubaine également, maintes fois pointés : depuis très longtemps, par le biais des financements par les entreprises et les collectivités locales, et maintenant par celui de l’ANR, de l’ERC, etc., beaucoup de projets se montent pour profiter de « l’occasion qui se présente » – engouement soudain pour une thématique scientifique ou une demande ponctuelle d’innovation, qui peut répondre à un besoin social, mais n’a souvent pour fonction que de répondre à une injonction politique ou à une demande économique. Instrumentalisation politique, économique et sociale de la recherche qui se fonde sur l’incapacité de laboratoires ou d’équipes dont les budgets récurrents sont à la baisse, de refuser ces opportunités sous peine de ne pas « en être » et de se trouver privés de la possibilité de travailler dans des conditions décentes. Et là encore, rien n’est dit, en termes de coût et d’efficacité de la dépense sur ce papillonnage trop souvent infécond d’un projet à l’autre. Combien d’heures sont-elles ainsi perdues pour le projet principal et à long terme du laboratoire, de l’équipe, du chercheur ?
Le coût de l’évaluation des projets est à l’avenant. Combien l’expertise des projets Équipex, Labex, Idex a-t-elle coûté à l’État ? Quels sont les coûts supportés par les universités pour recourir aux cabinets d’experts « accompagnant » les projets de la « polex » ? Quel est l’impact réel sur la recherche et les universités des 15 millions d’euros dépensés chaque année dans le financement de l’AERES dont les dérives bureaucratiques et quantitativistes ont été pointées, y compris par un rapport de l’Association européenne pour l’assurance-qualité ?
À combien la masse des articles surnuméraires induits par l’introduction de la bibliométrie et des nouvelles normes AERES dans l’évaluation des enseignants-chercheurs revient-elle ? Quel est le coût de la course à la publication, qui peut passer par l’organisation de colloques qui n’ont pour seule fonction que d’exister et de répondre aux exigences d’une évaluation quantitative aveugle des travaux scientifiques, alors que les moyens (en termes de temps et d’appréciation qualitative) des évaluateurs, et des sections du CNU en particulier, restent indigents (pour ne pas dire inexistants). C’est aussi une question de budget, et il n’est pas « indécent » de le rappeler.
Plutôt que de prendre la posture offensée et d’infliger des leçons de décence, c’est de tous ces sujets dont vous devriez parler, madame la Ministre : de la réalité de l’exécution de votre budget, du garrot budgétaire posé sur les universités « autonomes » et leurs personnels, des mirages de milliards de vos universités Potemkine, des charges à long terme que vous faites peser sur nos épaules, des coûts cachés de votre politique.
Sauvons l’Université ! 13 février 2011.
Notes
[1] Politique d’excellence. Créons des acronymes !
15 février 2011
Texte important de SLU : La politique budgétaire en débat
Publié par PMA à 10:36
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