Ariel Suhamy rend compte, dans La Vie des idées, de l'ouvrage de Pascal Durand, Mallarmé, du sens des formes au sens des formalités, Seuil, collection Liber, 2008, 300 p., 22€.
Amorce de l'article, "Mallarmé sociologue de la République des lettres" :
Dans la ligne tracée par Bourdieu, mais par d’autres voies, Pascal Durand offre un modèle de sociologie de la littérature en décortiquant la vie et l’œuvre du poète apparemment le plus étranger au monde social, et en réalité le plus mondain qui fût.
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Effleurer l'idée d'une tromperie symboliste passe encore (à peine) ; mais émettre la moindre réserve sur la valeur officiellement donnée à l'apport littéraire, philosophique voire métaphysique mallarméen (ou rimbaldien par ailleurs) semble un crime particulièrement répréhensible -, c'est assurément se mettre à dos tout le Temple du Verbe, ou du moins les gardiens de son Immobilisme, les défenseurs de sa routine... dont maint poéticien tenant lieu de poète.
Je connais un peu - indirectement - M. Ariel Suhamy, de qui je dois être connu de façon similaire. Sa présentation et son commentaire du livre de Pascal Durand sont remarquables. Mais j'ai eu l'occasion d'exprimer à Pascal Durand lui-même mon propre sentiment sur son ouvrage. Lorsqu'il souligne que Mallarmé et son oeuvre sont davantage le support et l'involontaire soutien que l'objet vrai de nombre d'exégèses - études souvent d'une surprenante ingéniosité -, à son tour Pascal Durand me surprend : il heurte, il ose en effet heurter ainsi non seulement toute la doxa du XXe siècle mais encore tous ses scribes actuels.
Sociologie de la République des lettres... On pourrait s'étonner du grand bruit des paroles - si l'on était martien... Mais le poids du langage est si grand sur les hommes, sur nous tous, que nous identifions inconsciemment son emprise au pouvoir tout court. En matière d’idées - j’entends : de celles non directement liées aux nécessités et au gouvernement de la vie matérielle ou sociale, mais relevant de ce que nous appelons le domaine de l’esprit -, nos évaluations, affirmations, réfutations, nos négations, nos concessions, démonstrations… - nos questions mêmes et (en résumé) toutes les figures de nos discussions - voire de nos querelles publiques comme intérieures -, ne se prennent jamais, au plus loin que nous les poussions, qu’à l’impuissance radicale de la parole. Elles en sont les fruits. Nous pouvons protester qu’« il faut bien », « mais enfin… » ; mais il n’est pas de fin, de cause, d’explication - sinon par convention, fatigue, renoncement à prolonger le jeu par de nouveaux « pourquoi ». Et s’il faut quelque chose, ce sera se méfier du verbe falloir, qui nous empêche de dépasser nos habitudes et nos blocages de raisonnement. Tels lorsqu’à tout propos, tout sujet, nous persistons à chercher une raison, un dessein, une direction, un sens et parfois un devoir…
Les poètes comme les autres : "La poésie devrait..." disent-ils… « La poésie devrait défier son exégèse. La poésie devrait détourner la langue, opérer aux limites que lui fixe l’usage - et tendre à les franchir. Elle devrait explorer, exploiter toutes ressources sémantiques, phonétiques, au point d’aller plus loin que ce qu’on en peut dire. Elle devrait emmener l’homme au-delà du connu, des croyances, des limites inconscientes de ses schémas verbaux et mentaux. La poésie devrait … »
Répétition, ressassement... Supposons qu’un poète s'efforce lui… d'autre chose ; refuse de souscrire au programme officiel... qui n'est fait que de mots et de beaux désirs... Qu'un poète refuse de prendre ce programme pour acte, mais qu'il s'attache à son accomplissement vrai... Qu’il enfonce au passage les traits de Pascal Durand, et encore les siens propres au plus profond qui soit ! J'écris entre guillemets les mots que je lui laisse (vous les trouverez in extenso dans "theatreartproject.com"):
"Le jeune français Rimbaud, dans une lettre fameuse, trahit son impuissance à sortir de ces chaînes. Il trépigne, s’emporte. Il condamne presque tout ce que l’art poétique a produit avant lui. (Tout ? - c’est-à-dire : le peu qu’au XIXe siècle l’Europe et lui-même, pouvaient connaître de la poésie du monde…) Ce n’est qu’un jeu d’oisif, ou de la prose rimée. Il excepte les Grecs chez qui « vers et lyres rythment l’action ». Il rêve d’une poésie future qui celle-là sera « en avant », œuvre, acte d’un poète parvenu à l’état de voyant par un « long dérèglement de tous les sens »… Il écrit ses Illuminations, de brèves proses exotiques, impatientes, - mais fort loin du miracle rêvé. Rimbaud paie aux paroles leur tribut sémantique, métaphorique, multiple, - il oublie d’exploiter le matériau sonore, celui qu’un travail phonétique poussé peut donner au lecteur le vertige de saisir, sous les mots familiers.
"Il est vrai qu’emprunté à l’anglais, le titre renvoie aux « painting plates » ou « colored plates », - en français : gravures colorées… Nullement à l’extase de quelque éblouissement. L’idée de surface, de trace, de couleur appelle davantage l’imagination littéraire que les structures mentales vouées à la spatialité et à la résonance. Nul travail sur le bruit dont les mots se composent. Plus encore : l’abondance lexicale qui alourdit ces textes, favorise l’inconscience des propriétés physiques de la parole, corollaire de son usage courant. De nombreux adjectifs, de très nombreux articles (déterminants dont le français pullule), scories de la prose, trahissent la faiblesse du travail syntaxique et dissolvent l’énergie poétique attendue.
"Mallarmé n’échappe pas non plus à l’impuissance… Même s’il en fait une Muse. Contrairement à Rimbaud (son jeune contemporain) lui s’obstine, persiste presque sa vie durant, au risque de sa santé physique et mentale, à creuser, rajeunir la forme usée du vers. Son dessein rigoureux le rend stérile et rare, - du moins l’oppose-t-il à l’abondance vaine de la production poétique de son temps. Le vers n’est pas pour lui une forme préétablie dans laquelle l’art n’aurait qu’à se couler sans effort : le vers est ce qui affecte le plus profondément la langue.
"Mallarmé veut, poète, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », « reprendre à la musique son bien ». C’est de « l’intellectuelle parole à son apogée » que naîtra la Musique… Des procédés classiques de rimes intérieures, d’assonances et d’allitérations, des liens cachés d’étymologie, la tension - jusqu’à la ténuité - de liens métaphoriques sous-jacents, une syntaxe sinueuse, tentent de renforcer un tissage poétique d’autant plus singulier, et déconcertant, qu’inscrit parfois dans la rigueur de cadres formels éprouvés (tel celui du sonnet)… Nommer, dit le poète, est détruire la jouissance : l’idéal est de suggérer. Mais le vocabulaire exotique de l’époque, quand bien juste allusif, le mot rare qui arrête la lecture, heurtant le suivi des plans métaphoriques - le vers souffrant visiblement de ne pouvoir le résorber -, l’apposition souvent sollicitée ainsi que l’incidence (deux procédés d’allongement syntaxique faciles), témoignent la fatigue du combat solitaire. L’air vient vite à manquer à tant d’isolement … « Le monde, croit Mallarmé est fait pour aboutir à un livre »… C’est un monde poétique tout anaérobie que Mallarmé, Rimbaud lèguent au siècle suivant."
Je demande au lecteur d’excuser mon poète. L’expression violente, radicale, vient souvent à l’artiste sensible. Tout être passionné pèche par impatience : il voudrait que sa soif, son sentiment d’un manque, cette possibilité et ce désir d’une forme qu’il se croit encore seul à entrevoir, soient ressentis de tous. Nous voir nous satisfaire des œuvres déjà faites décourage son effort. Mais surtout, nous entendre opposer la leçon des formes en vigueur, des chemins recensés, des mots d’ordre reçus - à la singularité du projet qu’il porte, peut aigrir son discours. « Il est sage de cultiver la patience » dit volontiers Vinci.
Mais il est sage encore de sentir nos œillères - culturelles, lexicales. Quelques clics sur la toile, quelques heures de vol... Voici l'Afrique, l'Inde, la Chine et cent contrées, cent mondes nous offrant leurs poètes, leurs chantres virtuoses, leurs shamans exaltés - naïfs, conscients, lucides, maîtres de leurs moyens, inspirés dans leur art. Leurs langues, classiques, dialectales, leurs styles secs ou fleuris y portent aussi bien à l’émotion intime qu’à l’introspection ou à la transe collective. Les fioritures extrêmes du kriti, le « récitatif aux huit timbres », le « chant chuchoté » - tant d’extraordinaires particularités de tous les arts du monde, les uns traditionnels, les autres récents (y compris les concerts de l’art pop, l’art vidéo, les « performances », la « culture urbaine »…) vivent manifestement hors cadre rimbaldien, mallarméen, mais saisissent le rapport au monde et rythment l’action bien plus sensiblement qu’un poème dans son livre.
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On dira mon poète détester Mallarmé... Pascal Durand lui, l'aime. Moi ? Je sais bien des vers du divin Stéphane, je puis vous réciter son Faune, Hérodiade et Un Coup de dés... et encore des fragments entiers de sa prose. Je l'ai encore porté sur scène voilà quelques années, et même le spectacle a fini par faire salle comble avec ce maître réputé hermétique – mais certes pas naïf pour croire à ses chimères…
Notre religion n’est plus la bonne. Notre Terre n’est plus le centre du monde. Mais nous vivons ce temps où sous toutes latitudes, de toutes nations, toutes langues, - mieux instruits des visages multiples de leur art, éclairés des progrès des sciences du langage, les poètes peuvent enfin comparer leurs approches, leurs efforts respectifs, mesurer fertilement les chemins déjà faits, œuvrer de conséquence, en conscience plus grande.
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