20 juin 2008

A lire - visage des conflits autour des Lettres-SHS

Après le succès du blocage du processus de découpe du CNRS hier - et après (ou au milieu d') une période très troublée dans tous les fronts de la vie de l'établissement, qui doit faire face aux attaques politiques qu'on sait contre l'institution sociale de la recherche publique : une prise de position d'Antoine Compagnon dans Le Monde daté du samedi 21 juin, intitulé "Les sciences humaines entre universités et CNRS. Le plaidoyer en faveur du statu quo serait plus convaincant s'il servait l'excellence scientifique". Ces lignes de front sont à savoir et à faire savoir.


Les sciences humaines entre universités et CNRS, par Antoine Compagnon
LE MONDE 20.06.08 14h09 • Mis à jour le 20.06.08 14h09

Le gouvernement prépare la transformation du CNRS en un nombre restreint d'instituts nationaux spécialisés : deux instituts existent déjà (physique nucléaire et des particules, sciences de l'Univers) ; plusieurs seraient créés (mathématiques et interfaces, physique et nanosciences, chimie, sciences de l'ingénieur, écologie et biodiversité). Les sciences humaines et sociales (SHS) doivent-elles rester au CNRS pour y former elles aussi un institut, ou bien rejoindre les universités ?

La France doit-elle continuer de distinguer dans les SHS deux types de personnels, sans grande mobilité entre eux, depuis le recrutement vers l'âge de 30 ans jusqu'au départ à la retraite : les chercheurs statutaires à plein temps et les enseignants-chercheurs, lesquels consacrent en principe la moitié de leurs activités à la recherche ? Rien n'est moins sûr.

Je ne me prononcerai pas sur les sciences dures, encore que, dans les pays comparables à la France, on ait d'excellentes sciences non seulement humaines et sociales, mais aussi naturelles et exactes, sans chercheurs recrutés à vie. Mais les Etats-Unis eux-mêmes, dans certaines disciplines de haute technologie, disposent de grands laboratoires publics ou privés - Brookhaven, Bell Labs - où travaillent des chercheurs à plein temps, mais en général sans y faire toute leur carrière.

Dans la plupart des pays étrangers, le va-et-vient est permanent entre l'enseignement et la recherche, entre plus ou moins d'enseignement et plus ou moins de recherche, entre des périodes de recherche intégrale et des périodes de recherche mêlée d'enseignement. La formule française, qui reste conforme à celle des anciennes académies du bloc soviétique, est-elle meilleure ?

On n'a pas les mêmes projets, priorités ni besoins tout au long d'une vie de chercheur. Durant certaines phases, il est indispensable, ou du moins très avantageux, de pouvoir disposer de 100 % de son temps pour la recherche, mais à d'autres époques, l'enseignement relaie et relance la recherche. Les carrières seraient plus productives si elles permettaient d'adapter, à un moment donné et surtout au cours des années, l'équilibre entre l'enseignement et la recherche en fonction de l'état des projets individuels ou collectifs, et de leurs exigences.

Un argument souvent avancé en faveur du maintien des SHS au CNRS est la survie de certaines disciplines rares - comme les langues anciennes, bientôt peut-être la littérature française du Moyen Age ou de la Renaissance -, que les universités laisseraient dépérir si elles leur étaient confiées. L'argument est peu convaincant. D'une part, auprès des universités, de vénérables institutions comme l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) abritent elles aussi les matières érudites. De l'autre, ces disciplines ne se portent pas plus mal dans les pays sans CNRS : leur présence à l'avant-garde de l'enseignement et de la recherche est une condition indispensable à l'existence d'une université digne de ce nom, et ces savoirs gratuits mais précieux sont souvent mieux protégés par les scientifiques, médecins ou mathématiciens humanistes, que par les praticiens radicaux des sciences sociales.


CLIENTÉLISME


Un seul argument serait déterminant en faveur du maintien des SHS au CNRS : si les recrutements y étaient meilleurs que dans les universités, moins affectés par le clientélisme, plus soucieux de l'excellence scientifique. Or ce n'est pas le cas, comme le dernier concours vient encore de l'illustrer. On nous vante l'évaluation quantitative, la bibliométrie, la traçabilité, les facteurs d'impact, les indices g ou h, mais, en SHS, la direction scientifique du CNRS ne respecte pas les propositions des jurys qui ont étudié les dossiers, auditionné les candidats et voté à bulletin secret. Elle n'hésite pas à déclasser les admissibles sans explication pour placer des proches. Au moment d'une réforme, le CNRS compromet ainsi sa légitimité.

La recherche en SHS serait mieux servie par des recrutements conjoints dans les universités et par un jury national accordant des décharges totales ou partielles d'enseignement pour une durée déterminée, par exemple cinq ans, éventuellement renouvelable en fonction d'un projet de recherche individuel ou collectif et de l'évaluation des résultats passés. Là où de lourdes infrastructures sont mobilisées, comme en archéologie, dans les instituts français à l'étranger (tels Rome, Athènes ou Le Caire), ou à l'ex-Institut national de la langue française de Nancy (Inalf), il est probable que les chercheurs resteraient plus longtemps à demeure.

En fin de carrière, on pourrait sans doute constater que certains surdoués - tels les lauréats de ces "genius awards", comme on appelle les MacArthur Fellowships aux Etats-Unis - auraient fait presque exclusivement de la recherche et peu d'enseignement, mais cela n'aurait pas été décidé une fois pour toutes à 30 ans, et la plupart d'entre nous auraient alterné entre des cycles de recherche plus intense et des intervalles d'enseignement plus consistant. Le conseil d'administration du CNRS, qui doit aborder la réorganisation de l'organisme à l'horizon 2020, devrait proposer une nouvelle coordination entre recherche et enseignement dans les SHS et en finir avec la bifurcation inaugurale des carrières.

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Antoine Compagnon est professeur de littérature française au Collège de France.

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Intéressant encore : les commentaires postés sur le site web du Monde - recueillis à 19h30 le vendredi 20 :

walsdorf
20.06.08 18h28
En SHS, je ne juge que ce champ, je ne vois pas non plus de différence qualitative entre les publications signées par les enseignants-chercheurs et ceux signées par les seuls chercheurs. Qu'on m'explique donc pourquoi il faudrait pérenniser cette France à deux vitesses (celle au contact des étudiants et celle qui ne l'est pas) qui est une insulte au principe d'égalité auquel, je crois, nous sommes tous attachés. Ou alors cesser d'avoir des exigences scientifiques vis à vis des universitaires!

walsdorf
20.06.08 18h23
Magnifique article! Comme professeur d'université (SHS), j'ai toujours été choqué de voir un tiers état se coltinant les amphis, les corrections de copies, la préparation des cours, l'encadrement des étudiants et maintenant le suivi des carrières quand, au même moment, les rentiers du CNRS s'évitaient ce type de servitudes. Pour un statut commun, le nôtre! A bas les privilèges! Quand on entend les rentiers de Sauvons la recherche, on sait qu'il n'y aura jamais de nuit du 45 août.

PrometheeFeu
20.06.08 17h50
@Michel R: Je vous conseil de jeter un coup d'œil a la liste des gagnants des prix Nobel d'économie par exemple et de regarder qui a finance leurs recherches. Il s'agit dans la plus part des cas d'universités privées qui dans certains cas se sont contente de les couvrir d'or sans rien leur demander d'autre que d'exister au sein de leur murs et si possible de réfléchir. Pas vraiment la même chose que ce qui se passe en France.

L'observateur
20.06.08 17h07
Tout à fait d'accord avec ce point de vue et ces propositions, qui pourraient très bien s'appliquer aux sciences dures également. Ils faut également rappeler que c'est en mathématiques que le ratio chercheurs statutaires/enseignants-chercheurs est le plus faible en France, ce qui n'empêche pas cette discipline d'être une des plus performantes au plan mondial. Comme quoi on peut faire de la bonne science sans être nécessairement chercheur à vie...

j6b
20.06.08 17h01
Mes collègues manient souvent la langue de bois des "syndicats" (non au démantèlement, etc.), car ils sont de gôche, et surtout veulent éviter les insultes habituelles (voir ce forum, où un partisan d'une réforme ne peut être qu'un vendu), mais tous ceux et toutes celles qui exercent des responsabilités souhaitent in petto une réorganisation simplificatrice, qui est heureusement en marche.

désespérant...
20.06.08 17h00
Proposition paradoxale qui en dit long sur le mépris du travail d'enseignement (et partant des étudiants !). Les chercheurs brillants et novateurs seraient ainsi dispensés de former nos futures têtes pensantes, lesquelles devraient se contenter des chercheurs les plus médiocres. Et plus on est médiocre, plus on forme la jeunesse dans ce système. Vous pensez réellement que cela améliorerait la situation de l'enseignement supérieur ?

j6b
20.06.08 16h52
Merci et bravo à Antoine Compagnon. SHS ou pas, la distinction entre "deux types de personnels, sans grande mobilité entre eux, depuis le recrutement vers l'âge de 30 ans jusqu'au départ à la retraite : les chercheurs statutaires à plein temps et les enseignants-chercheurs" est une stupidité. Dans mon laboratoire d'informatique (200 personnes) il y a trois types de personnels (Université, CNRS, INRIA), trois types de recrutement, trois budgets !

millicurie
20.06.08 15h38
Le CNRS est une corporation fermée avec des idées à l'avenant. Il tire l'essentiel de ses novations d'une copie discrète de ce qui se fait ailleurs, surtout en Amérique du Nord. Choisir d'être fonctionnaire est une voie honorable. La recherche en est une autre. Tuer la recherche comme le fait "Sauvons la recherche" relève d'une forme aiguë d'hypocrisie qui remonte à la domination stalinienne exercée sur l'organisme. Ajouter le bonapartisme sur cet édifice et vous obtenez le mélange actuel.

GILBERT D.
20.06.08 15h16
Bravo ! la fermeté de cette position m'enchante. Bien sûr, il y a quelque chose de symbolique et de désagréable dans l'éviction des SHS hors du CNRS. Mais dès qu'on regarde la réalité, on est souvent amené à penser que le CNRS, dans les sciences humaines, est une forme de confiscation de ressources et constitue bien plus une nuisance pour les universitaires, qu'il prive d'une flexibilité.

Europekipete
20.06.08 15h12
Pour une fois une intervention intelligente sur le sujet. On desesperait.

MICHEL R.
20.06.08 14h44
Ah, que les modèles théoriques sont bienvenus lorsqu'il s'agit de passer sous silence que l'essentiel de la proposition gouvernementale consiste à donner moins de moyens à l'institution, quelle qu'elle soit ! Les SHS n'ont qu'à se débrouiller avec ce que le privé leur accordera, chichement, et leur imposera en échange en termes de thèmes. Pas besoin de s'interroger longtemps pour savoir pour qui roule le cher professeur. Il aura sans doute les récompenses qu'il mérite.

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