01 juin 2008

L'identité nationale - un texte, et un anniversaire

Le décret instituant le Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement a eu un an hier. Occasion pour :

1. diffuser un texte envoyé à Polart par Michel Savaric (MCF en civilisation britannique et irlandaise, Université de Franche-Comté) : "L'identité nationale en question". Le texte est joint sous forme de "Commentaire" associé à ce post (voir infra).

2. noter que se tenait hier une "Rencontre avec neuf revues de sciences humaines et sociales ayant publié ou préparant un numéro ayant publié ou préparant un numéro sur la création de ce ministère, ses significations et/ou ses politiques" [info reçue par la liste de diffusion du réseau Terra : Travaux, Etudes et Recherches sur les Réfugiés et l'Asile]. La rencontre était organisée par l'Observatoire de l'institutionnalisation de la xénophobie ( http://observix.lautre.net/) à la Sorbonne. Pour le détail du programme : cliquer ici.
Détail des 9 dossiers :
. Asylon(s), n°4, mai 2008 "Institutionnalisation de la xénophobie" : http://terra.rezo.net/rubrique139.html sous la direction de l'Observ.i.x ; intervenants : Marc Bernardot, Jean-Baptiste Duez, Benoît Larbiou
. Consommation & Société (numéro en préparation), sous la direction de Séverine Dessajan, Nicolas Hossard, Elsa Ramos
. Cultures & Conflits, n°69, avril 2008 "Xénophobie de gouvernement, nationalisme d'Etat" : http://terra.rezo.net/article705.html sous la direction de Jérôme Valluy
. Journal des Anthropologues, Hors série, 2007 "Identités nationales d'Etat" : http://terra.rezo.net/article702.html sous la direction de Laurent Bazin, Robert Gibb, Monique Selim
. Lignes, n°26, mai 2008, "Immigration, rétention, expulsions. Les étrangers indésirables." : http://www.editions-lignes.com/public/catalogueRevue.php sous la direction de Alain Brossat, Mathilde Girard, Olivier Le Cour Grandmaison
. Migrations Société (numéro en préparation), sous la direction de Luca Marin, Pedro Vianna
. Raisons politiques, n°26, mai 2007, "Choisir ses immigrés ?": http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-2.htm, sous la direction de Speranta Dumitru, Marc Rüegger ; intervenant : Geert Demuijnck
. Raison Présente (numéro en préparation), sous la direction de Christian Ruby ; intervenant : Stanislas D'Ornano
. Savoir / Agir, n°2, déc. 2007, "Identité(s) nationale(s) : le retour des politiques de l'identité ?" : http://terra.rezo.net/article729.html, sous la direction de Romain Bertrand, Sylvain Laurens.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

L’identité nationale en question

Michel Savaric
Université de Franche- Comté
[texte envoyé à Polart, printemps 2008]

Imposée par Nicolas Sarkozy durant la campagne des présidentielles, puis dans l’intitulé d’un nouveau ministère confié à son ami et fidèle lieutenant Brice Hortefeux, la notion d’« identité nationale » a suscité de nombreuses critiques parce qu’elle est opposée au phénomène de l’« immigration ». Or, peu se sont interrogés sur le concept d’« identité nationale » en tant que tel, un concept qui pourtant ne devrait rien avoir d’évident. C’est ce concept que nous souhaitons examiner ici, dans une perspective à la fois historique et sociologique.
Des deux termes, « identité » et « nationale », nous pensons qu’il importe de commencer par l’examen du deuxième, le qualificatif qui précise et oriente le sens du premier. « Nationale » se rapporte à « nation » et à « nationalisme ». Dans un célèbre discours, prononcé a la Sorbonne en 1882, Renan posait la question : Qu’est-ce qu’une nation ? Renan peut être considéré à cet égard comme l’un des théoriciens du nationalisme (français en l’occurence), une idéologie qui, à la différence des autres grandes idéologies du dix-neuvième et du vingtième siècle, a compté très peu de penseurs et théoriciens.

La nation en tant qu’imaginaire
La puissante démonstration de Renan, tout entière construite contre la conception « raciale » ou « ethnique » du nationalisme allemand, débouchait sur une définition politique de la nation : « L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie ». En quelque sorte, cela revient à dire qu’une nation se définit par sa volonté politique d’être une nation, donc qu’une nation se définit par son nationalisme.
Cette définition de la « nation » qui nous frappe par sa modernité trahit peut-être le fait que la réalité de la nation est elle-même très moderne. La nation, en effet, n’a pas ces origines immémoriales que Renan, et tous les nationalistes, lui prêtent. Benedict Anderson a ainsi pu montrer, dans un ouvrage capital, le lumineux Imagined Communities, que la nation n’a pas pu apparaître avant qu’il soit possible de penser la nation. Le titre, souvent repris, de ce livre contient à la fois la problématique de l’auteur et sa définition de la nation :
Elle est imaginée parce que même les membres de la plus petite nation ne connaîtront jamais la plupart de leurs compatriotes, ni ne les rencontreront, ni même n’en entendront parler, pourtant, dans l’esprit de tous vit l’image de leur communion.

La nation est un imaginaire, un type d’organisation politique contingent dont l’apparition dans l’histoire peut être datée d’autant plus aisément qu’elle est très récente. Au cours d’un très vaste périple autour du monde (qui passe, entre autres, par l’Indonésie, le Mexique, l’Ukraine, la Hongrie et les Philippines), Anderson nous emmène découvrir les modalités de la construction de cet imaginaire.
Il établit ainsi que plusieurs grands changements historiques ont dû survenir avant que la nation puisse même être pensée. La nation, en effet, est un concept dont l’élaboration met en jeu des processus mentaux et une capacité d’abstraction qui sont apparus à la faveur de certaines circonstances historiques. Tout d’abord, il a fallu que la transcendance cesse d’ordonner la société. Au lien vertical entre l’organisation sociale et le sacré s’est substitué un lien horizontal : l’idée d’une destinée et d’une appartenance communes aux hommes et aux femmes d’ensembles sociaux qui soudain se dévoilaient (p. 40).
Selon l’auteur, l’invention et le développement de l’imprimerie ont largement contribué à l’apparition de ce mode de pensée. Il cite le roman et le journal comme des innovations capitales pour la création du lien social. Supplantant les langues sacrées (le latin, le grec et l’hébreu que, par ailleurs, la philologie avait descendues de leur piédestal en les prenant comme objets d’étude et en les traduisant) les langues vernaculaires devenaient ce qui reliait les lecteurs entre eux et les communautés de langage sont apparues (p. 49). Ainsi s’est forgée l’idée que chaque langue « appartient » à ceux qui la parlent (p. 69).
La faculté de penser et d’imaginer la nation donne lieu au nationalisme (la nation devient une aspiration) qui, ensuite, devient une force de transformation politique. Les premiers États-nations voient le jour, menaçant l’existence des empires en les faisant apparaître comme des anomalies. En quête d’une nouvelle légitimité, les familles dynastiques entreprennent leur propre « naturalisation » (un magnifique exemple, pour Anderson, est celui de la famille royale hanovrienne Guelph qui s’est « britannisée » en devenant Windsor) et l’acculturation forcée des populations sous leur contrôle (la « russification » tsariste ou « l’anglicisation » des Indes selon Macauley p. 102). Cette politique échouera et les empires ne survivront pas. Avec la création de la Société des Nations en 1922, l’État-nation devient la norme légitime. Puis, l’État colonial propage involontairement le modèle de l’imaginaire national aux populations colonisées qui gagnent leur indépendance (p. 127).
Anderson s’interroge donc sur les conditions nécessaires à l’apparition du nationalisme comme mode de pensée. À la manière d’un linguiste qui met à jour des opérations mentales inconscientes dans les occurrences langagières les plus banales, il montre que le nationalisme (que nous pouvons comparer à un langage) fait appel à des modes de représentation que nous tenons pour évidents mais sont le résultat d’une longue maturation historique. Les nations n’ont donc pas l’ancienneté ni l’aspect primordial que les nationalistes leur prêtent ; elles sont des « inventions » mentales et imaginaires.

Le nationalisme et ses postulats
Le profond attachement que les nationalistes ressentent pour leur nation est, en définitive, un attachement pour une forme particulière de conscience sociale. Nous pouvons compléter ici la thèse d’Anderson par celle d’Ernest Gellner qui a, lui aussi, recherché les causes de l’apparition du nationalisme et profondément remis en cause tous ses postulats. Exposée dans Nations and Nationalism , la théorie de Gellner se concentre plus sur le rapport entre les changements économiques et les modes de pensée que celle d’Anderson.
Pour Gellner, le nationalisme peut se résumer à un simple principe qui veut qu’il y ait adéquation entre l’unité politique et l’unité nationale, autrement dit « à chaque nation son État ». Or, précise-t-il dans son introduction, ni les nations ni les États n’ont existé de tous temps.
En fait, les nations, comme les États, sont une contingence et non une nécessité universelle. […] Qui plus est, les nations et les États ne sont pas la même contingence. Le nationalisme soutient qu’ils étaient destinés l’un à l’autre, que l’un sans l’autre est incomplet et constitue une tragédie. Mais avant qu’ils puissent devenir promis l’un à l’autre, chacun d’entre eux a dû émerger et leur émergence fut indépendante et contingente.

Selon lui, l’apparition du nationalisme coïncide avec le passage des sociétés du stade agraire au stade industriel.
Les sociétés de type agraire, en effet, sont structurées en strates rigoureusement imperméables (la masse de la paysannerie, le clergé, les guerriers, les agents de l’État). Ce type d’organisation sociale absolutise les différences culturelles et, par la même occasion, les inégalités. Avec l’avènement de la société industrielle s’introduit un élément de mobilité sociale. L’éducation s’impose alors comme une nécessité et la différenciation culturelle cesse de fonder la légitimité du système mais, au contraire, entrave son bon fonctionnement (p. 39).
L’homogénéité culturelle qu’exige la société industrielle se traduit par le nationalisme : « Il est en réalité la conséquence d’une nouvelle forme d’organisation sociale, reposant sur des hautes cultures profondément intériorisées, dépendantes de systèmes éducatifs, chacune protégée par son propre État ». L’ère industrielle exige qu’une autorité centrale impose une culture homogène à toute une population. Ainsi, unités culturelles et unités politiques se superposent, ce qu’exprime le nationalisme. Gellner soutient que le passage d’une ère à une autre a créé le nationalisme qui a ensuite créé les nations.
Les différences culturelles au sein d’une même nation tendent donc à s’affaiblir jusqu’à devenir insignifiantes. Tout obstacle à l’homogénéisation culturelle parmi une population donnée (si, par exemple, un trait « génétique » ou autre permet d’identifier une population occupant un secteur économique particulier) peut créer de graves problèmes au sein d’une société industrielle (p. 71). Parfois, lorsque l’inégalité est à son comble et qu’il est possible de trouver des signes diacritiques pour distinguer gouvernants et gouvernés, une nouvelle nation (ou plusieurs) voit le jour.
Une innovation radicale de l’ère industrielle est l’importance que prend la culture dont les limites constituent les limites de la mobilité des individus dans une société de masse où l’anonymat prédomine. Les individus prennent ainsi conscience de leur culture, et celle-ci semble devenir comme la substance même de leur être : « Les hommes aiment vraiment leur culture parce qu’ils perçoivent désormais l’atmosphère culturelle (au lieu de la prendre pour acquise) et savent qu’ils ne peuvent pas réellement respirer ou accomplir leur identité en-dehors d’elle ».
Alors que Durkheim avait montré que, par la religion, la société se sacralise elle-même , Gellner estime qu’avec le nationalisme la société s’adore elle-même sans recours à aucune médiation. En même temps, cette culture est une « haute » culture, dont la survie nécessite toute une infrastructure (un système scolaire) et dont l’acquisition représente un véritable investissement pour les individus. L’importance extrême que tous les nationalistes accordent à l’État s’explique donc par le fait que l’État agit autant en protecteur d’une culture que d’une économie.
Ernest Gellner nous enseigne ainsi qu’il ne faut jamais prendre les théories nationalistes « pour argent comptant ». Celles-ci semblent même constituer une forme aiguë d’illusion.
De manière générale, l’idéologie nationaliste souffre d’une fausse conscience envahissante. Ses mythes inversent la réalité : elle prétend défendre une culture populaire mais en fait elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une vieille société populaire quand en fait elle contribue à l’établissement d’une société de masse anonyme. […] Le nationalisme tend à se présenter comme un principe manifeste et évident, accessible en tant que tel à tous les hommes et violé uniquement par quelque aveuglement pervers quand en fait il ne doit sa plausibilité et sa nature irrésistible qu’à un jeu très particulier de circonstances, […] Il prêche la continuité mais doit tout à une rupture décisive et indiciblement profonde dans l’histoire humaine. Il prêche et défend la diversité culturelle quand, en fait, il impose l’homogénéité à la fois à l’intérieur et, dans une moindre mesure, entre les unités politiques.

Gellner, comme Anderson, démontre que le postulat de base du nationalisme – l’incontestable réalité de la « nation » – est erroné. Les nations ne sont pas des objets du monde physique mais des formes particulières et fortuites d’association entre les humains, et dont l’appréhension implique de recourir à des concepts nullement universels. Étant donné que le nationalisme construit toute son argumentation sur l’antériorité de la nation, il s’ensuit que tous ses développements sont irrecevables d’un point de vue scientifique.
Les auteurs divergent lorsqu’il s’agit d’identifier les raisons pour lesquelles le nationalisme est apparu et s’est disséminé sur toute la surface du globe. Pour Anderson, la remise en cause des dogmes religieux à la Renaissance a inscrit les hommes au sein d’une destinée historique commune qui constitue le fondement du nationalisme. Selon Gellner, le fondement du nationalisme se trouve dans la coïncidence du culturel et du politique que le passage du stade agraire au stade industriel a introduite.

L’identité nationale en tant que construction
Le nationalisme est donc un certain type de discours historique, une vision de l’histoire téléologique dans laquelle la nation, toujours déjà là, vient s’incarner dans un Etat. Ainsi, pour en revenir à Renan, il ne suffit pas de vouloir être une nation pour en constituer une. À sa définition éminemment politique, volontariste et, d’une certaine manière, ouverte, il mêlait des critères d’appartenance au groupe plus restreints. Une nation se définit, en fait, par sa volonté politique et par son histoire :
L’homme, messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices, de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet (p. 240).

En fait, cette histoire glorieuse à laquelle Renan se référait est la projection dans le passé de la volonté présente d’être une nation ; c’est pourquoi il affirmait aussi la nécessité de « purger » de cette histoire les épisodes les moins glorieux. Car, le nationalisme doit construire une certaine conscience historique au sein d’un processus d’où l’invention n’est pas absente. Or, comme il le dit lui-même, il n’est pas bon d’intégrer tous les épisodes du passé dans l’« histoire nationale » :
L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle.

Renan exprimait ici avec une grande lucidité ce que l’historienne Suzanne Citron a conceptualisé comme une « nationalisation des mémoires » dont le but fut la création d’une « identité nationale ». Anne-Marie Thiesse a montré ensuite comment cette entreprise de création des mémoires collectives, fondement des identités nationales, s’est accomplie, avec enthousiasme, dans toute l’Europe aux dix-huitième et dix-neuvième siècles.

Nationalisme et libéralisme
La question de déterminer qui est inclu et qui est exclu dans le groupe humain que constitue la nation est donc une question fondamentale. Une grande part du discours nationaliste consiste à justifier ce processus d’inclusion/exclusion comme nous l’avons vu avec Renan. L’historien Immanuel Wallerstein s’y est particulièrement intéressé. Pour lui, l’invention de la nation est liée à l’avènement du capitalisme.
D’après Wallerstein, l’économie-monde capitaliste s’est développée parallèlement à une superstructure politique sous la forme d’un système inter étatique. Ce sont les États, et les groupes ayant un intérêt à se servir des pouvoirs d’un État, qui engendrent et encouragent les sentiments nationalistes. La nation selon Wallerstein, comme, au reste, la race et le groupe ethnique, est un produit de l’économie-monde capitaliste dont elle exprime les rapports de force.
Wallerstein établit, tout d’abord, que les deux principes moteurs de la géoculture la culture globale) – les changements politiques en tant que norme et la souveraineté du peuple – du système monde sont apparus avec la Révolution française. Or, ces principes menacent l’équilibre du système : « Loin d’assurer la légitimité de l’économie-monde capitaliste, ils menaçaient de la déligitimer sur le long terme ». Un enjeu politique crucial a donc consisté à définir qui jouit de ses droits humains, en théorie universels, et qui n’en jouit pas.
Ceci a conduit à définir, de manière plus ou moins restrictive, des « citoyens » puis des « nationaux » (par opposition aux « étrangers »). La propagation du nationalisme a permis de garantir la cohésion sociale au sein des États et, à l’échelon international, a créé une solidarité entre les nations « civilisées » face aux « barbares ». L’auteur fait intervenir ici le racisme en tant que soubassement idéologique de la colonisation. Ainsi le droit des peuples ne s’appliquait pas, originellement, à tous les peuples. Le libéralisme a mis en valeur le droit des peuples pour contrer le potentiel révolutionnaire de l’affirmation des droits de la personne humaine.
En 1918, le projet nationaliste et libéral a triomphé en Europe puis, de 1945 à 1970, il s’est étendu au monde entier. Avec la décolonisation, la période de l’après-guerre a donc consacré le triomphe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, dans un sens, la défaite (temporaire) des droits de la personne humaine.
En nous retournant sur ce qui, en rétrospective, semble avoir été presque un Âge d’or, nous sommes frappés par l’absence, au cours de cette période, de toute préoccupation pour les droits humains qui étaient remarquables par leur absence ou par leur rôle partout restreint .

Selon Wallerstein, la révolution mondiale de 1968 a révélé au grand jour les fausses promesses du libéralisme (qui, pour la majorité de la population mondiale, s’étaient traduites de façon largement négative dans la réalité) et redonné une place de premier plan aux droits de la personne humaine. Les pseudo victoires de l’après-guerre se trouvaient soudain remises en question : « des questions furent posées au sujet de la logique consistant à supprimer les préoccupations pour les droits de l’homme afin d’obtenir les droits des peuples ».
Wallerstein interprète donc les nouvelles formes de nationalisme et de replis communautaires de la fin du siècle comme une réaction conservatrice aux mensonges du libéralisme (comme une manière d’exiger ce qu’il avait promis). En même temps, le libéralisme a tenté de récupérer la cause des droits de la personne humaine pour mieux empêcher leur réalisation. La théorie libérale devrait conduire, en toute logique, à ce qu’il n’y ait ni frontières ni passeports et à ce que les individus soient libre de se déplacer et de s’installer où bon leur semble. Ce n’est, à l’évidence, pas le cas comme en témoignent tous les contrôles de l’immigration que les États « démocratiques » ont adoptés. L’auteur pense que l’idéologie libérale est prisonnière de ses propres contradictions et prédit la fin prochaine de l’économie-monde capitaliste.
L’analyse de Wallerstein nous permet donc de situer les contradictions du nationalisme dans le cadre des contradictions du système libéral qui l’englobe. Revendications nationalistes et mondialisation économique ne s’opposent que formellement et prennent place au sein de ce même système.

Le concept d’identité
La création d’un Ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement » se situe bien là, au cœur des contradictions du système libéral. Nous pouvons l’interpréter comme une « récupération » du repli communautaire, c’est-à-dire de la réaction nationaliste au libéralisme, par le libéralisme lui-même.
Nous pouvons, à présent, nous interroger sur le concept même d’identité qui figure dans l’intitulé de ce ministère. Nous chercherons en vain, dans le texte de Renan, la moindre occurrence de ce terme. Les nationalistes du dix-neuvième siècle, ainsi que nous le rappelle Robert Frank , pouvaient faire référence à la notion de « caractères nationaux », d’« âme des peuples » ou de « types raciaux » mais pas à l’« identité nationale ». Il est possible de situer l’apparition de ces termes dans le débat public vers la fin des années 1980 et leur popularisation au cours de la décennie suivante. Nous pourrions donc être tentés de voir les termes « identité nationale » comme de simples synonymes de termes devenus inacceptables depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et de la barbarie nazie.
Le substrat biologique de la « race » étant définitivement invalidé par la science, on se réfère à une « identité », vaguement située dans le champ culturel et dôtée d’un grand pouvoir d’évocation. De fait, l’affirmation d’une identité s’effectue généralement dans le cadre d’idéologies essentialistes, c’est à dire des idéologies pour lesquelles l’identité apparaît comme un tout cohérent ayant pour centre un noyau stable. Une conception essentialiste de l’identité se réfère ainsi à un ensemble de caractéristiques observables censées exprimer une nature profonde, immuable et invisible.
En fait, comme l’a montré Jean-François Bayart dans un ouvrage consacré, précisément, à « l’illusion identitaire », il n’y a pas de noyau stable au sein des cultures qui en assurerait la reproduction à travers le temps. Ainsi, l’identité en tant que telle n’existe pas :
[…] il n’est point d’identités, mais seulement des opérations d’identification. Les identités dont nous parlons pompeusement, comme si elles existaient indépendamment de leurs locuteurs, ne se font (et ne se défont) que par le truchement de tels actes identificatoires, en bref par leur énonciation..

Insister sur les processus d’identification nous permet de saisir que toutes les identités sont en définitive des productions culturelles.
L’affirmation d’une « identité nationale » est généralement le fait de mouvements nationalistes désireux de créer un Etat, elle s’inscrit dans le cadre d’une stratégie politique spécifique (l’identité ne se discute pas, l’idéologie nationaliste n’admet aucune contradiction). Dans le cas de la France, il nous faut bien reconnaître que nous nous trouvons dans une situation inédite : à notre connaissance, la création d’un ministère de l’identité nationale est une première mondiale (la Grande-Bretagne de Tony Blair s’est par exemple dôtée d’une sous-ministère de l’« immigration et de la nationalité » ; ce qui est un intitulé plus précis et bien différent).
Il nous faudra attendre pour voir comment ce ministère entend légiférer sur l’identité nationale. En tout état de cause, nous pouvons penser que seuls certains étrangers (pas tous) seront concernés par les mesures qu’il prendra. L’ensemble des Français, ainsi que les étrangers ressortissants de l’Union Européenne, ne seront vraisemblablement pas « sommés » d’adopter une identité nationale française préalablement définie par M. Hortefeux et ses conseillers. Si le contexte politique s’y prête, on peut imaginer des mesures spécifiques à l’égard des « jeunes de banlieues » sous couvert de lutte contre le « communautarisme ». Mais il ne s’agit là que de supputations ; le programme du gouvernement en matière d’identité nationale, à la différence de son programme en matière d’immigration, demeure largement obscur.

Hortefeux par lui-même
En réponse à toutes les critiques que la création de son Ministère a suscitées, Brice Hortefeux s’est exprimé dans le journal Libération le 27 juillet 2007. Cet article semble s’inscrire tout d’abord dans une veine passéiste. Autrefois, au temps du service national obligatoire et de l’ORTF, « il était assez simple de se sentir Français ». Aujourd’hui, à cause de l’Europe, de la mondialisation et d’internet, « les offres d’identité se sont élargies ». Cependant, le Ministre considère cette évolution comme positive puisque l’identité française serait désormais plus choisie que subie et il entend encourager ce choix. On serait alors tenté de souligner l’injustice existant entre ceux qui, nés Français par hasard, n’ont pas à justifier leur choix et ceux qui, venus en France par choix, doivent donner toutes les preuves de leur volonté d’intégration...
La dernière partie de son article répond précisément aux arguments de ceux qui ont dénoncé l’opposition qui figurerait dans l’intitulé de son ministère entre immigration et identité nationale. Selon lui, il n’y a pas d’opposition : « loin de considérer l’immigration somme un problème en soi, nous pensons même que c’est la référence à l’identité qui donne du sens à l’immigration et permet l’intégration ». Il conclut en demandant à être jugé sur ses actions.
Force nous est de souligner que ce texte nous en apprend fort peu sur la conception de l’identité nationale de Brice Hortefeux. Aucune des pistes ébauchées dans cet article n’est poussée à son terme et la conclusion tourne court. Il est vraisemblable que le Ministre doive attendre du Président lui-même les directives pour légiférer en matière d’identité nationale.

Jusqu’à présent, les critiques suscitées par la création de ce Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement se sont concentrées sur l’opposition qu’il semble établir entre « immigration » et « identité nationale ». Mais le Ministre a beau jeu d’affirmer qu’il n’y a pas d’opposition. On a souligné le nationalisme étroit de cet intitulé, l’inscription des thèses de l’extrême-droite jusqu’au cœur même des structures de l’Etat. Les critiques ont mis en avant le fait que l’identité nationale doit être une notion ouverte et vivante.
Nous poussons qu’il importe d’aller plus loin en questionnant les concepts mêmes de nation et d’identité. Nous ne pensons pas, comme on l’entend souvent à gauche, qu’il existe une « bonne » version du nationalisme français qui serait « universaliste » car reposant simplement sur l’affirmation de valeurs communes. L’historienne Suzanne Citron a ainsi révélé une fondamentale ambiguïté :
La « nation » révolutionnaire, nouvelle « mythologie de la collectivité » inventée par Siéyès […] s’est accompagnée de l’éradication des collectivités historiques, de l’anéantissement de leurs langues, de la non prise en compte des phénomènes communautaires culturels (« Tout pour les juifs comme individus, rien pour les juifs comme nation »). […]
D’où l’ambiguïté du « modèle français » au nom duquel se sont créés les nouveaux États-nations. Il suppose implicitement l’intégration autoritaire des minorités dans un État centralisé qui tend à imposer à la nation « une et indivisible » une homogénéité culturelle façonnée par la langue et l’action des fonctionnaires de la majorité ethnique au pouvoir.

D’autre part, Wallerstein nous rappelle que lorsque la Révolution française transforma les sujets en citoyens, elle introduisit du même coup une distinction entre les citoyens et les non-citoyens, les « étrangers ».
La lutte contre le nationalisme et le libéralisme doit se nourrir de la critique du concept même de nation. Nous devons affirmer et réaffirmer les droits de la personne humaine pour parvenir à imposer, à tout le moins, une séparation des notions de nationalité et de citoyenneté.


Michel Savaric est Maître de Conférences à l’Université de Franche-Comté en civilisation britannique et irlandaise. En 2001, il a soutenu une thèse à l’Université de Toulouse-le Mirail intitulée "La Question de l’identité en Irlande du Nord".