Un bel exemple de non-pensée du présent : retour aux origines, idéologie et "satisfecits" en tous genres. Ou comment ne pas repenser les rapports entre université et société, université et utopie, au moment où les savoirs sont littéralement laminés par le pouvoir en place. La grande messe du passéisme.
Je cite là un article d'E. Launet dans Libération du 13 /01 / 09 :
"Autrefois lieu d’expérimentation, de résistance, d’analyse critique, l’actuelle Paris-8, malgré des moyens limités et un certain sentiment d’impuissance, veut remplir une «mission sociale et civilisatrice».
Le 13 janvier 1969, à 8 heures du matin, ils étaient cinq à attendre l’ouverture des portes du «Centre universitaire expérimental de Vincennes», à savoir quelques préfabriqués plantés dans le bois. Philippe Tancelin, 20 ans, était l’un d’eux. Comme les autres, il avait entendu parler de cette annexe de la Sorbonne, concédée par Edgar Faure à la jeunesse contestataire comme lieu d’expériences pédagogiques, et il voulait y suivre des études de cinéma, dès la première heure.
Quarante plus tard, Philippe Tancelin est professeur de philosophie esthétique à l’«université de Vincennes à Saint-Denis», alias Paris-8. Les préfabriqués ont été rasés en 1979, enseignants et étudiants ont migré vers le nord de Paris, l’eau a coulé sous les ponts, le monde a changé. «Pour ma génération, estime Tancelin, ce quarantième anniversaire est un deuxième rendez-vous avec l’Histoire, passionnant. Car nous vivons aujourd’hui le même sentiment d’urgence qu’hier, mais à l’envers.» Résumons : en 1969, la société s’ébroue. Dans la foulée de 68, il y a un «courage de la parole», une «audace de la pensée», un «sentiment de puissance». La société s’offre le luxe, à Vincennes (Val-de-Marne), d’un laboratoire de rénovation de l’université, soit un lieu d’expérimentation et de confrontation interdisciplinaire.
«En 2009, poursuit le prof sexagénaire, tout s’est inversé : sentiment d’impuissance, peur de s’exprimer, difficulté de penser un avenir. Cette nouvelle crise peut être pour notre université l’occasion de se recomposer en lieu de réflexion sur la société. Mais avons-nous encore ces valeurs des origines qui sont le refus, la résistance, l’analyse critique?»
«Lieu criminel». Hélène Cixous, l’une des fondatrices de Vincennes, pense que l’esprit de résistance est toujours là : «Même si les temps sont effroyablement difficiles, on peut rallumer quelque chose parce qu’il reste des braises.» En 1965, Cixous démissionne de son poste à la fac de Bordeaux pour protester contre la sclérose de l’université. Peu après, elle refuse un poste de maître-assistante à la Sorbonne mais tient à aller s’en expliquer avec Raymond Las Vergnas, vice-doyen et directeur des études anglaises. Elle dénonce alors une université devenue «lieu criminel à l’égard de l’esprit». Bref, nourrie des textes de Blanchot, de Gracq, de Cortazar et autres rebelles, la jeune universitaire se fait une réputation d’insoumise. Si bien que Las Vergnas, au sortir d’une entrevue avec Edgar Faure à propos d’un projet d’annexe expérimentale à Vincennes, lui propose de prendre les choses en main. Avec les conseils de Jacques Derrida, Hélène Cixous suggère un premier noyau de 40 profs, parmi lesquels Alain Badiou, Robert Castel, Michel Foucault, Michel Serres. L’effervescence brouillonne de Vincennes commence.
Quarante ans plus tard, Marie-Hélène Tramus affirme toujours ressentir cette effervescence à Saint-Denis. Elle fut elle aussi une des premières étudiantes de janvier 1969. Bac C en poche, elle voulait faire les beaux-arts ou peut-être de la philo. Mais Vincennes lui permet de se concocter un cocktail sur mesure : «Un tiers philo, un tiers maths, un tiers arts plastiques», se souvient-elle. Elle vit à Vincennes la grande aventure du croisement des arts et des sciences, notamment la création du Groupe art et informatique de Vincennes (G.A.I.V.). Aventure qui s’est poursuivie à Saint-Denis avec la création d’un département Arts et technologies de l’image, dans lequel elle enseigne aujourd’hui. L’interdisciplinarité est donc toujours bien vivante, même si elle se pratique dans des conditions matérielles difficiles.
Souffle novateur. Le jeune (39 ans) président de Paris-8, Pascal Binczak, dit lui aussi percevoir encore le souffle novateur de Vincennes, où sont nées des filières comme les études féminines ou la géopolitique. «L’expérimentation a perduré ici, avec la création du premier département universitaire de danse en 1989, le premier département de photographie, le seul département de psychanalyse en France, etc.», énumère Binczak. Mais, en sus des champs disciplinaires inédits, il y a surtout «la singulière et attachante proximité entre les corps enseignant, étudiant et administratif, héritée des origines». Le président lui-même est animé d’une belle foi : «Il n’y a à Saint-Denis pas de rupture idéologique ou épistémologique avec Vincennes. Nous ne sommes pas qu’un centre de formation, nous avons une mission sociale et civilisatrice», martèle celui qui est né quelques mois après qu’ont été érigés les préfabriqués du bois de Vincennes. S’il est vrai que les grandes choses naissent, ou renaissent, dans l’adversité, alors Paris-8 semble singulièrement avantagée : le budget de recherche (1,3 million) est «inférieur à celui du gardiennage», et vingt fois inférieur à celui d’une grande université scientifique.
Ce mélange d’effervescence et de misère, Anne Berger est bien placée pour l’analyser. Etudiante vincennoise de 1976 à 1979, aujourd’hui professeure au Centre d’études féminines et d’études de genre (autre héritage de Vincennes), elle a été enseignante à l’université de Cornell (Etat de New York) de 1984 à 2006. Anne Berger a pu mesurer là-bas ce que la recherche américaine en sciences humaines et sociales devait à la french theory - dont la plupart des artisans s’ébattaient à Vincennes dans les années 70 - mais elle a vu aussi, «en 2004, l’année où Jacques Derrida est mort», le courant d’idées changer de sens. «Hier c’est Derrida qui était invité aux Etats-Unis, aujourd’hui c’est Judith Butler qui est reçue en France. Désormais, nous importons massivement du continent américain, en ignorant parfois nos propres apports à la pensée américaine. Il ne faudrait pas oublier que les études féminines se sont développées à Vincennes dès le début des années 70.»
Anne Berger a hérité de sa mère, Hélène Cixous, une même faculté d’indignation. «L’université française est dans un état lamentable. Et maintenant, la tutelle nous fait le coup de la professionnalisation. Les sciences humaines et sociales n’assureraient pas assez de débouchés, nous dit-on, et les profs devraient s’occuper d’insertion professionnelle. C’est scandaleux. On semble avoir oublié que l’université n’est pas seulement un lieu où l’on étudie, mais d’abord un laboratoire de la confrontation des savoirs contemporains.» Face au climat général de misère politique, morale et intellectuelle qu’à Vincennes-Saint-Denis on ressent peut-être avec plus d’acuité qu’ailleurs, que peut faire une université de banlieue comme Paris-8 ? «Etymologiquement, la banlieue est un lieu de bannissement, mais c’est aussi un lieu de proclamation [le ban, ndlr]» sourit Philippe Tancelin. Il y aurait à Saint-Denis une nouvelle génération «très généreuse» et «très politique», mais pas au sens ancien du mot. Les étudiants de premier cycle, dont beaucoup viennent des environs et sont majoritairement d’origine non-européenne, apporteraient une énergie radicalement neuve.
«Lieu post-colonial». «Paris-8 est intéressant comme lieu post-colonial», note Anne Berger. Le problème, constate-t-on là comme ailleurs, est que l’énergie de la génération 2009 est souvent celle du désespoir, alors que celle de 1969 carburait à l’espoir et à l’utopie. «Cet anniversaire est particulièrement émouvant parce qu’on le célèbre au moment où la génération des fondateurs s’apprête à partir à la retraite», confie Pascal Binczak. Ce qui confère évidemment à la génération suivante une responsabilité immédiate. «Hélas ! regrette Philippe Tancelin, nous n’avons pas trop eu le souci de transmettre.» Il faudra repartir sur des bases neuves. «Le laboratoire de Vincennes a été possible parce qu’à l’époque le pouvoir a eu la trouille», se souvient Hélène Cixous. Aujourd’hui, malheureusement, la peur a changé de camp : la jeunesse de Seine-Saint-Denis vit dans la précarité matérielle et intellectuelle, tandis qu’au sommet de l’Etat, un courant réactionnaire se développe dans une désinhibition absolue. Et ça pète quand ?
«Pénurie».«Paris-8 reste un lieu d’effervescence et tente d’être un laboratoire d’analyse du monde contemporain, mais avec des moyens très réduits : nous sommes en train de basculer dans la gestion de la pénurie, constate le président Binczak. Le rôle moteur de l’université dans la société, nous essayons au moins de l’assumer au niveau microgéographique», dans le département le plus pauvre du pays. «Nous sommes harcelés, méprisés, et sous couvert d’"autonomie" donnée aux universités, c’est exactement le contraire qui se passe : il y a une mise au pas de la recherche et de la pédagogie, dénonce Anne Berger. Mais au moins, à Paris-8, il reste une flamme. Nous avons besoin aujourd’hui de l’esprit de Vincennes. Et nous nous devons qu’il se passe à nouveau quelque chose.»
D’abord, il faudra des idées. «Rien n’est perdu, même si la nef magique, celle des Derrida et des Foucault, n’existe plus. Des choses comme cela ne se produisent que tous les quarante ans», a compté Hélène Cixous.
Quarante ans ? Mais c’est maintenant".
Quarante plus tard, Philippe Tancelin est professeur de philosophie esthétique à l’«université de Vincennes à Saint-Denis», alias Paris-8. Les préfabriqués ont été rasés en 1979, enseignants et étudiants ont migré vers le nord de Paris, l’eau a coulé sous les ponts, le monde a changé. «Pour ma génération, estime Tancelin, ce quarantième anniversaire est un deuxième rendez-vous avec l’Histoire, passionnant. Car nous vivons aujourd’hui le même sentiment d’urgence qu’hier, mais à l’envers.» Résumons : en 1969, la société s’ébroue. Dans la foulée de 68, il y a un «courage de la parole», une «audace de la pensée», un «sentiment de puissance». La société s’offre le luxe, à Vincennes (Val-de-Marne), d’un laboratoire de rénovation de l’université, soit un lieu d’expérimentation et de confrontation interdisciplinaire.
«En 2009, poursuit le prof sexagénaire, tout s’est inversé : sentiment d’impuissance, peur de s’exprimer, difficulté de penser un avenir. Cette nouvelle crise peut être pour notre université l’occasion de se recomposer en lieu de réflexion sur la société. Mais avons-nous encore ces valeurs des origines qui sont le refus, la résistance, l’analyse critique?»
«Lieu criminel». Hélène Cixous, l’une des fondatrices de Vincennes, pense que l’esprit de résistance est toujours là : «Même si les temps sont effroyablement difficiles, on peut rallumer quelque chose parce qu’il reste des braises.» En 1965, Cixous démissionne de son poste à la fac de Bordeaux pour protester contre la sclérose de l’université. Peu après, elle refuse un poste de maître-assistante à la Sorbonne mais tient à aller s’en expliquer avec Raymond Las Vergnas, vice-doyen et directeur des études anglaises. Elle dénonce alors une université devenue «lieu criminel à l’égard de l’esprit». Bref, nourrie des textes de Blanchot, de Gracq, de Cortazar et autres rebelles, la jeune universitaire se fait une réputation d’insoumise. Si bien que Las Vergnas, au sortir d’une entrevue avec Edgar Faure à propos d’un projet d’annexe expérimentale à Vincennes, lui propose de prendre les choses en main. Avec les conseils de Jacques Derrida, Hélène Cixous suggère un premier noyau de 40 profs, parmi lesquels Alain Badiou, Robert Castel, Michel Foucault, Michel Serres. L’effervescence brouillonne de Vincennes commence.
Quarante ans plus tard, Marie-Hélène Tramus affirme toujours ressentir cette effervescence à Saint-Denis. Elle fut elle aussi une des premières étudiantes de janvier 1969. Bac C en poche, elle voulait faire les beaux-arts ou peut-être de la philo. Mais Vincennes lui permet de se concocter un cocktail sur mesure : «Un tiers philo, un tiers maths, un tiers arts plastiques», se souvient-elle. Elle vit à Vincennes la grande aventure du croisement des arts et des sciences, notamment la création du Groupe art et informatique de Vincennes (G.A.I.V.). Aventure qui s’est poursuivie à Saint-Denis avec la création d’un département Arts et technologies de l’image, dans lequel elle enseigne aujourd’hui. L’interdisciplinarité est donc toujours bien vivante, même si elle se pratique dans des conditions matérielles difficiles.
Souffle novateur. Le jeune (39 ans) président de Paris-8, Pascal Binczak, dit lui aussi percevoir encore le souffle novateur de Vincennes, où sont nées des filières comme les études féminines ou la géopolitique. «L’expérimentation a perduré ici, avec la création du premier département universitaire de danse en 1989, le premier département de photographie, le seul département de psychanalyse en France, etc.», énumère Binczak. Mais, en sus des champs disciplinaires inédits, il y a surtout «la singulière et attachante proximité entre les corps enseignant, étudiant et administratif, héritée des origines». Le président lui-même est animé d’une belle foi : «Il n’y a à Saint-Denis pas de rupture idéologique ou épistémologique avec Vincennes. Nous ne sommes pas qu’un centre de formation, nous avons une mission sociale et civilisatrice», martèle celui qui est né quelques mois après qu’ont été érigés les préfabriqués du bois de Vincennes. S’il est vrai que les grandes choses naissent, ou renaissent, dans l’adversité, alors Paris-8 semble singulièrement avantagée : le budget de recherche (1,3 million) est «inférieur à celui du gardiennage», et vingt fois inférieur à celui d’une grande université scientifique.
Ce mélange d’effervescence et de misère, Anne Berger est bien placée pour l’analyser. Etudiante vincennoise de 1976 à 1979, aujourd’hui professeure au Centre d’études féminines et d’études de genre (autre héritage de Vincennes), elle a été enseignante à l’université de Cornell (Etat de New York) de 1984 à 2006. Anne Berger a pu mesurer là-bas ce que la recherche américaine en sciences humaines et sociales devait à la french theory - dont la plupart des artisans s’ébattaient à Vincennes dans les années 70 - mais elle a vu aussi, «en 2004, l’année où Jacques Derrida est mort», le courant d’idées changer de sens. «Hier c’est Derrida qui était invité aux Etats-Unis, aujourd’hui c’est Judith Butler qui est reçue en France. Désormais, nous importons massivement du continent américain, en ignorant parfois nos propres apports à la pensée américaine. Il ne faudrait pas oublier que les études féminines se sont développées à Vincennes dès le début des années 70.»
Anne Berger a hérité de sa mère, Hélène Cixous, une même faculté d’indignation. «L’université française est dans un état lamentable. Et maintenant, la tutelle nous fait le coup de la professionnalisation. Les sciences humaines et sociales n’assureraient pas assez de débouchés, nous dit-on, et les profs devraient s’occuper d’insertion professionnelle. C’est scandaleux. On semble avoir oublié que l’université n’est pas seulement un lieu où l’on étudie, mais d’abord un laboratoire de la confrontation des savoirs contemporains.» Face au climat général de misère politique, morale et intellectuelle qu’à Vincennes-Saint-Denis on ressent peut-être avec plus d’acuité qu’ailleurs, que peut faire une université de banlieue comme Paris-8 ? «Etymologiquement, la banlieue est un lieu de bannissement, mais c’est aussi un lieu de proclamation [le ban, ndlr]» sourit Philippe Tancelin. Il y aurait à Saint-Denis une nouvelle génération «très généreuse» et «très politique», mais pas au sens ancien du mot. Les étudiants de premier cycle, dont beaucoup viennent des environs et sont majoritairement d’origine non-européenne, apporteraient une énergie radicalement neuve.
«Lieu post-colonial». «Paris-8 est intéressant comme lieu post-colonial», note Anne Berger. Le problème, constate-t-on là comme ailleurs, est que l’énergie de la génération 2009 est souvent celle du désespoir, alors que celle de 1969 carburait à l’espoir et à l’utopie. «Cet anniversaire est particulièrement émouvant parce qu’on le célèbre au moment où la génération des fondateurs s’apprête à partir à la retraite», confie Pascal Binczak. Ce qui confère évidemment à la génération suivante une responsabilité immédiate. «Hélas ! regrette Philippe Tancelin, nous n’avons pas trop eu le souci de transmettre.» Il faudra repartir sur des bases neuves. «Le laboratoire de Vincennes a été possible parce qu’à l’époque le pouvoir a eu la trouille», se souvient Hélène Cixous. Aujourd’hui, malheureusement, la peur a changé de camp : la jeunesse de Seine-Saint-Denis vit dans la précarité matérielle et intellectuelle, tandis qu’au sommet de l’Etat, un courant réactionnaire se développe dans une désinhibition absolue. Et ça pète quand ?
«Pénurie».«Paris-8 reste un lieu d’effervescence et tente d’être un laboratoire d’analyse du monde contemporain, mais avec des moyens très réduits : nous sommes en train de basculer dans la gestion de la pénurie, constate le président Binczak. Le rôle moteur de l’université dans la société, nous essayons au moins de l’assumer au niveau microgéographique», dans le département le plus pauvre du pays. «Nous sommes harcelés, méprisés, et sous couvert d’"autonomie" donnée aux universités, c’est exactement le contraire qui se passe : il y a une mise au pas de la recherche et de la pédagogie, dénonce Anne Berger. Mais au moins, à Paris-8, il reste une flamme. Nous avons besoin aujourd’hui de l’esprit de Vincennes. Et nous nous devons qu’il se passe à nouveau quelque chose.»
D’abord, il faudra des idées. «Rien n’est perdu, même si la nef magique, celle des Derrida et des Foucault, n’existe plus. Des choses comme cela ne se produisent que tous les quarante ans», a compté Hélène Cixous.
Quarante ans ? Mais c’est maintenant".
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