Chers amis, je me permets de vous signaler un article de Nicolas Weill, dans Le Monde des livres qui vient de paraître ce jour, sur mon livre Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé. Le titre en est un peu bizarre, n'étant pour ma part ni favorable à la cadence ni à la pensée postmoderne, mais le contenu assez fidèle à l'original. Il y est en tout cas fait mention du rôle central de la poétique, ce qui est rare et mérite d'être noté.
Bien cordialement à vous,
Pascal Michon
Pascal Michon : cadences postmodernes
LE MONDE DES LIVRES 18.10.07
LE MONDE DES LIVRES 18.10.07
S'il est une idée reçue, c'est celle de l'inexorable "mort" éditoriale des sciences humaines. Un tel discours vaut peut-être pour une partie des éditeurs qui ont pignon sur rue. Mais des gens parfois très jeunes se consacrent aux grandes pensées et redonnent vie à des notions comme la critique sociale ou la résistance par la culture.
L'essai de Pascal Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, publié par Les Prairies ordinaires, constitue l'une des meilleures illustrations de cette mutation qui a amené une génération à reprendre à nouveaux frais le flambeau de la "Théorie critique". Cette théorie avait jadis été développée par l'Ecole de Francfort pour corriger le marxisme par une réflexion plus ouverte aux sciences sociales, plus intéressée par l'interaction entre sphère culturelle et économique, plus accueillante à la dimension utopique de l'espérance révolutionnaire.
A la fois historien et philosophe, Pascal Michon part du même paradoxe qu'avaient relevé en leur temps les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Il pose ces questions : comment la critique des années 1970 (incarnée principalement par Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Michel Foucault) a-t-elle pu servir à certains de leurs disciples et héritiers de support à un ralliement aux valeurs du marché ? Comment des textes "anarcho-désirants" sont-ils devenus autant de machines de guerre contre toutes les formes d'actions de groupe ? Pourquoi la notion subversive de déconstruction en est-elle venue à délégitimer toutes les formations collectives qui freinent l'expansion de l'individualisme marchand (syndicat, souveraineté, Etat) ?
Sont plus particulièrement visés, ici, non seulement des foucaldiens devenus thuriféraires du libéralisme, comme François Ewald, mais également Antonio Negri et Michael Hardt, chantres des "multitudes". Pour Michon, un tel basculement s'explique par l'inadaptation du "moment déconstructeur" des années 1960-1970 aux réalités de l'ère postindustrielle. La pensée critique avait raison de défendre la mobilité contre les rigidités d'une époque où des "blocs" homogènes de traditions et de totalitarismes restaient à abattre. C'est moins légitime dès lors que l'"adversaire" a pris la figure d'une société globalisée, où l'hyperdynamisme libéral règne en lieu et place du bon vieux "capitalisme monopolistique d'Etat".
FLUIDITÉ DE L'INDIVIDU
Toutefois, l'auteur n'en reste pas à ce constat désabusé. Il propose de refonder la pensée critique sur des bases rafraîchies. Ainsi, pas question pour lui de revenir au structuralisme figé des "modernes". Que l'individu soit devenu fluide n'implique pas qu'il soit flottant ou chaotique. En mettant en avant la notion de rythme, il montre que la poétique pourrait devenir la grille de lecture d'une politique conçue comme gestion organisée et raisonnée des flux.
Il s'agit d'être sensible aux rythmes qui permettent de comprendre comment la société et l'individu s'engendrent réciproquement d'une manière dynamique. Ainsi, pendant les vacances, on existe plutôt pour soi et sur un mode plus individualisé ; de retour au travail, l'existence est davantage envahie par le social. De même, certaines sociétés primitives, comme les Nuers du Soudan étudiés par le Britannique Evans-Pritchard, offrent-elles déjà le spectacle d'une société alternant dispersion quasi totale et forte cohésion.
C'est faute de reprendre en main la "fluidification rythmique" que nous sommes absorbés par le courant de la mondialisation capitaliste et que notre vie se réduit à celle de citoyen-consommateur, soit une vie "à très faible intensité". A l'inverse, une démocratie bien comprise se définit comme "une machine politique à produire une individuation de qualité". Loin de pouvoir se ramener à de simples rendez-vous électoraux intermittents, la démocratie consiste à faire confluer la circulation infinie des rythmiques sociales tout en respectant leur variété - au rebours du totalitarisme.
On peut ici sourire tant cette évocation rappelle par son vocabulaire les rêveries des penseurs prémarxistes du XIXe siècle. Et pourtant cette association d'idée ne relève pas du hasard. Engels n'avait-il pas appelé les Fourier, Considérant, Leroux et Cabet des "socialistes utopiques" ? A lire Michon, ceux-ci sont plus que jamais d'actualité.
LES RYTHMES DU POLITIQUE. DÉMOCRATIE ET CAPITALISME MONDIALISÉ de Pascal Michon. Ed. Les Prairies ordinaires, 320 p., 17 €.
Nicolas Weill
Article paru dans l'édition du 19.10.07
6 commentaires:
Je suis sensible à ce compte rendu qui, en effet, est assez fidèle. Singulièrement, il n'est pourtant qu'assez peu question de "poétique" dans "Rythmes, pouvoir, mondialisation". Et ce n'est d'ailleurs pas le point de vue qui l'emporte. On voit donc mal en quoi le fait mérite d'être noté sur ce plan, du moins. L'interprétant et l'englobant majeurs restent bien le rythme, sûrement pas le langage, par exemple, dans un emploi qui devient passe-partout, et n'est plus qu'une image ou une métaphore. Transversal, toujours très intéressant, mais largement déspécifié par rapport à son usage en poétique justement. Ses champs d'application sont bien différents et n'ont qu'une très lointaine analogie avec ce que l'on peut entendre par "rythme" en poétique (dont il faut rappeler qu'elle se définit comme une théorie conjuguée de la littérature et du langage). A ce titre, la conclusion qui rapproche l'analyse du morceau journalistique des socialistes utopistes traduit sans doute une espèce de vitesse ou d'incompréhension de la démarche. Elle souligne en même temps les faiblesses de la représentation qui sous-tend "Rythmes, pouvoir, mondialisation". Cette représentation et sa capacité heuritisque particulièrement réduite quand elle opère par métaphores fait aussi beaucoup sourire. Mais c'est là sans doute un chantier pour l'auteur à refondre et retravailler.
Je remercie le courageux anonyme qui a écrit ce commentaire sur un livre dont il n'était pas question dans cet article. Comme on peut se tromper...
PMI
un okapi sa trompe sa trompe ...
pardonnez-moi, cher Monsieur, j'ai lu votre livre. Je comprends que vous soyez fier de passer dans "Le Monde", mais quel style imagé ! Que signifie exactement cette fluidité ? Est-ce là une façon claire et rationnelle de penser nos sociétés d'aujourd'hui ? Franchement ? D S-G (un lecteur irrégulier mais très intéressé cependant par votre blog.
j'arrive
J'ai découvert votre livre il y a peu, et je suis enthousiaste.
Votre perspective d'ensemble ouvre de nombreuses pistes de recherche, qu'elle parvient à articuler selon un rythme heureux.
Je retiens notamment comment vous reprenez le travail de Foucault, en l'articulant au travail de Thompson, puis de Friedmann : manière d'ouvrir une pensée critique à une autre, de dépasser ses limites internes, sans diluer sans force et sa pertinence propres.
Une telle démarche (souple et syncopée) pourrait selon moi se relier de manière féconde à d'autres domaines :
_ les pratiques corporelles, qui de Feldenkrais, Stanilavski, Laban, aux vogues "orientales", ont ce point commun de tenir compte des rythmes imposés par la "vie moderne", et de chercher d'autres sources ryhtmiques, d'autres articulations du mouvement
, pour trouver son euryhmie singulière et collective
_ la neuropsychologie de Sacks qui insiste fortement sur la "musicalité" du mouvement, sur la fluidité articulée des opérations du cerveau. Et sur la manière dont un être peut répondre "rythmiquement" aux accidents du cerveau, comme aux troubles fonctionnels.
_ les différentes recherches sur l'histoire du "rock", qui n'est pas devenu par hasard une nouvelle cadence mondialisée, en même temps qu'une source d'émancipation toujours relancée par ses différentes variantes, dérives, hybridations (garage, soul, funk, punk, etc.)
Par ailleurs, votre effort pour sortir des impasses de la pensée critique héritée des années 60, et notamment des thèses sur l'individualisme multiforme/informe, ou sur la circulation liquide infinie, me rappelle le travail de C. Malabou. Notamment la manière dont elle différencie "plasticité" et "flexibilité" : la plasticité comme capacité de donner/recevoir/exploser une forme, de devenir un caractère, ou une figure mouvante ; et la flexibilité comme capacité de se plier à toutes formes, d'être purement malléable, liquide, donc sans figure consistante.
En tout cas cela m'intéresserait de correspondre plus amplement avec vous
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